Joseph de Maistre, « Les Soirées de Saint-Pétersbourg » (1821), Œuvres, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2007 (ISBN 9782221095430), p. 555-558.


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Le Chevalier. — Oh ! mon cher ami, vous êtes trop rancuneux envers François-Marie Arouet ; cependant il n’existe plus : comment peut-on conserver tant de rancune contre les morts ?

Le Comte. — Mais ses œuvres ne sont pas mortes ; elles vivent, elles nous tuent : il me semble que ma haine est suffisamment justifiée.

Le Chevalier. — À la bonne heure ; mais, permettez-moi de vous le dire, il ne faut pas que ce sentiment, quoique bien fondé dans son principe, nous rende injustes envers un si beau génie, et ferme nos yeux sur ce talent universel qu’on doit regarder comme une brillante propriété de la France.

Le Comte. — Beau génie tant qu’il vous plaira, M. le chevalier : il n’en sera pas moins vrai qu’en louant Voltaire, il ne faut le louer qu’avec une certaine retenue, j’ai presque dit à contre-cœur. L’admiration effrénée dont trop de gens l’entourent est le signe infaillible d’une âme corrompue. Qu’on ne se fasse point illusion : si quelqu’un, en parcourant sa bibliothèque, se sent attiré vers les Œuvres de Ferney, Dieu ne l’aime pas. Souvent on s’est moqué de l’autorité ecclésiastique qui condamnait les livres in odium auctoris ; en vérité, rien n’était plus juste : Refusez les honneurs du génie à celui qui abuse de ses dons. Si cette loi était sévèrement observée, on verrait bientôt disparaître les livres empoisonnés ; mais puisqu’il ne dépend pas de nous de la promulguer, gardons-nous au moins de donner dans l’excès bien plus répréhensible qu’on ne le croit d’exalter sans mesure les écrivains coupables, et celui-là surtout. Il a prononcé contre lui-même, sans s’en apercevoir, un arrêt terrible, car c’est lui qui a dit : Un esprit corrompu ne fut jamais sublime. Rien n’est plus vrai, et c'est pourquoi Voltaire, avec ses cent volumes, ne fut jamais que joli ; j’excepte la tragédie, où la nature de l'ouvrage le forçait d'exprimer de nobles sentiments étrangers à son caractère ; et même encore sur la scène, qui est son triomphe, il ne trompe pas des yeux exercés. Dans ses meilleures pièces, il ressemble à ses deux grands rivaux, comme le plus habile hypocrite ressemble à un saint. Je n'entends point d'ailleurs contester son mérite dramatique, je m'en tiens à ma première observation : dès que Voltaire parle en son nom, il n'est que joli ; rien ne peut l'échauffer, pas même la bataille de Fontenoi. Il est charmant, dit-on : je le dis aussi, mais j'entends que ce mot soit une critique. Du reste, je ne puis souffrir l’exagération qui le nomme universel. Certes, je vois de belles exceptions à cette universalité. Il est nul dans l’ode : et qui pourrait s’en étonner ? l’impiété réfléchie avait tué chez lui la flamme divine de l’enthousiasme. Il est encore nul et même jusqu’au ridicule dans le drame lyrique, son oreille ayant été absolument fermée aux beautés harmoniques comme ses yeux l’étaient à celles de l’art. Dans les genres qui paraissent les plus analogues à son talent naturel, il se traîne : ainsi il est médiocre, froid, et souvent (qui le croirait ?) lourd et grossier dans la comédie ; car le méchant n’est jamais comique. Par la même raison, il n’a pas su faire une épigramme, la moindre gorgée de son fiel ne pouvant couvrir moins de cent vers. S’il essaie la satire, il glisse dans le libelle ; il est insupportable dans l’histoire, en dépit de son art, de son élégance et des grâces de son style, aucune qualité ne pouvant remplacer celles qui lui manquent et qui sont la vie de l’histoire, la gravité, la bonne foi et la dignité. Quant à son poème épique, je n’ai pas le droit d’en parler : car pour juger un livre, il faut l’avoir lu, et pour le lire il faut être éveillé. Une monotonie assoupissante plane sur la plupart de ses écrits, qui n’ont que deux sujets, la bible et ses ennemis : il blasphème ou il insulte. Sa plaisanterie si vantée est cependant loin d’être irréprochable : le rire qu’elle excite n’est pas légitime ; c’est une grimace. N’avez-vous jamais remarqué que l’anathème divin fut écrit sur son visage ? Après tant d’années il est temps encore d’en faire l’expérience. Allez contempler sa figure au palais de l’Ermitage : jamais je ne le regarde sans me féliciter qu’elle ne nous a point été transmise par quelque ciseau héritier des Grecs, qui aurait su peut-être y répandre un certain beau idéal. Ici tout est naturel. Il y a autant de vérité dans cette tête qu’il y en aurait dans un plâtre pris sur le cadavre. Voyez ce front abject que la pudeur ne colora jamais, ces deux cratères éteints où semblent bouillonner encore la luxure et la haine. Cette bouche. — Je dis mal peut-être, mais ce n’est pas ma faute. — Ce rictus épouvantable courant d’une oreille à l’autre, et ces lèvres pincées par la cruelle malice comme un ressort prêt à se détendre pour lancer le blasphème ou le sarcasme. — Ne me parlez pas de cet homme, je ne puis en soutenir l’idée. Ah ! qu’il nous a fait de mal ! Semblable à cet insecte, le fléau des jardins, qui n’adresse ses morsures qu’à la racine des plantes les plus précieuses, Voltaire, avec son aiguillon, ne cesse de piquer les deux racines de la société, les femmes et les jeunes gens ; il les imbibe de ses poisons, qu’il transmet ainsi d’une génération à l’autre. C’est en vain que pour voiler d’inexprimables attentats, ses stupides admirateurs nous assourdissent de tirades sonores où il a parlé supérieurement des objets les plus vénérés. Ces aveugles volontaires ne voient pas qu’ils achèvent ainsi la condamnation de ce coupable écrivain. Si Fénelon, avec la même plume qui peignit les joies de l’Elysée, avait écrit le livre du Prince, il serait mille fois plus vil et plus coupable que Machiavel. Le grand crime de Voltaire est l’abus du talent et la prostitution réfléchie d’un génie créé pour célébrer Dieu et la vertu. Il ne saurait alléguer comme tant d’autres la jeunesse, l’inconsidération, l’entraînement des passions, et pour terminer enfin la triste faiblesse de notre nature. Rien ne l’absout : sa corruption est d’un genre qui n’appartient qu’à lui ; elle s’enracine dans les dernières fibres de son cœur et se fortifie de toutes les forces de son entendement. Toujours alliée au sacrilège, elle brave Dieu en perdant les hommes. Avec une fureur qui n’a pas d’exemple, cet insolent blasphémateur en vient à se déclarer l’ennemi personnel du Sauveur des hommes ; il ose, du fond de son néant, lui donner un nom ridicule, et cette loi adorable que l’Homme-Dieu apporta sur la terre, il l’appelle L’Infâme. Abandonné de Dieu qui punit en se retirant, il ne connaît plus de frein. D’autres cyniques étonnèrent la vertu, Voltaire étonne le vice. Il se plonge dans la fange, il s’y roule, il s’en abreuve ; il livre son imagination à l’enthousiasme de l’enfer qui lui prête toutes ses forces pour le traîner jusqu’aux limites du mal. Il invente des prodiges, des monstres qui font pâlir. Paris le couronna, Sodome l’eût banni. Profanateur effronté de la langue universelle et de ses plus grands noms, le dernier des hommes après ceux qui l’aiment ! comment vous peindrais-je ce qu’il me fait éprouver ? Quand je vois ce qu’il pouvait faire et ce qu’il a fait, ses inimitables talents ne m’inspirent plus qu’une espèce de rage sainte qui n’a pas de nom. Suspendu entre l’admiration et l’horreur, quelquefois je voudrais lui faire élever une statue… par la main du bourreau.

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