Conférence prononcée en allemand par Julius Evola, le 7 décembre 1940, au palais Zuccari à Rome. La version italienne de ce texte, publiée sous le titre La dottrina aria di lotta e vittoria, parut pour la première fois en 1970 aux éditions Di Ar de Padoue (2e éd. 1977, 3e éd. 1986). Traduction française revue et corrigée par François Maistre de Philippe Baillet d'après la 3e édition italienne, Pardès, Puisseaux 1987.


La doctrine Aryenne de Lutte et de Victoire.jpg

Selon la conception d’un critique réputé de la civilisation, le déclin de l’Occident est clairement reconnaissable à deux caractéristiques principales : en premier lieu, le développement pathologique de tout ce qui est activisme ; en second lieu, le mépris des valeurs de la connaissance intérieure et de la contemplation. Ce critique n’entend pas, par connaissance, rationalisme, intellectualisme ou exercices vaniteux de lettrés ; il n’entend pas, par contemplation, un éloignement du monde, un renoncement ou un détachement monacal mal compris. Connaissance intérieure et contemplation représentent, au contraire, les formes de participation normales, les plus appropriées à la nature humaine, à la réalité surnaturelle, supra-humaine et supra-rationnelle. Malgré cette précision, il y a au principe de la conception indiquée une prémisse inacceptable pour nous. Il est en effet tacitement admis ici que toute action dans le domaine matériel est limitative et que le domaine spirituel le plus élevé n’est accessible que par d’autres voies que celle de l’action.

On reconnaît aisément dans cette idée l’influence d’une conception de la vie qui est essentiellement étrangère à l’esprit de la race aryenne et qui, toutefois, est si profondément enracinée dans la façon de penser de l’Occident christianisé qu’on la retrouve jusque dans la conception impériale dantesque. L’opposition entre action et contemplation était, en fait, inconnue des anciens Aryens. Action et contemplation n’étaient pas conçues par eux comme les deux termes d’une opposition. Elles désignaient seulement deux voies distinctes pour parvenir à la même réalisation spirituelle. Autrement dit, on estimait que l’homme pouvait dépasser le conditionnement individuel et participer à la réalité surnaturelle, non seulement par la contemplation, mais encore par l’action.

Si nous partons de cette idée, alors le caractère de décadence progressive de la civilisation occidentale doit être interprété différemment. La tradition de l’action est typique des races aryano-occidentales. Mais cette tradition a progressivement subi une déviation. Ainsi, l’Occident moderne en est arrivé à ne connaître et honorer qu’une action sécularisée et matérialisée, privée de tout point de contact transcendant — une action profane qui, fatalement, devait dégénérer en fièvre et en manie et se résoudre dans l’action pour l’action ; ou bien dans un « faire » exclusivement lié à des effets conditionnés par le temps. A une action ainsi dégénérée ne répondent pas, dans le monde moderne, les valeurs ascétiques et authentiquement contemplatives, mais simplement une culture fumeuse et une foi pâle, conventionnelle. Tel sera notre point de départ pour saisir la situation.

Si le retour aux origines est le mot d’ordre de tout mouvement contemporain de rénovation, alors le fait de redevenir conscient de la conception aryenne primordiale de l’action se présente comme une tâche indispensable. Cette conception doit avoir un effet transfigurateur et évoquer dans l’homme nouveau de bonne race des forces vitales. Nous désirons faire aujourd’hui, précisément, un bref excursus dans l’univers spéculatif du monde aryen primordial, afin de ramener au jour quelques éléments fondamentaux de notre commune tradition, avec un égard particulier pour la signification de la guerre, de la lutte et de la victoire.

Naturellement, pour l’ancien guerrier aryen, la guerre correspondait à une lutte éternelle entre des forces métaphysiques.

D’une part, il y avait le principe olympien de la lumière, la réalité ouranienne et solaire ; d’autre part, il y avait la violence brute, l’élément titanique et tellurique, barbare au sens classique du terme, féminin-démonique. Le thème de cette lutte métaphysique réapparaît de mille façons dans toutes les traditions d’origine aryenne. Toute lutte au niveau matériel était toujours vécue, avec une conscience plus ou moins grande, comme n’étant pas autre chose qu’un épisode de cette opposition. Mais puisque l’aryanité se considérait elle-même comme la milice du principe olympien, il faut également rapporter à cette vue, chez les anciens Aryens, la légitimation ou la consécration suprême du droit au pouvoir et de la conception impériale elle-même, lorsque leur caractère anti-séculier est bien visible à l’arrière-plan.

Dans la vision traditionnelle du monde, toute réalité devenait symbole. Ceci vaut également pour la guerre du point de vue subjectif et intérieur. Ainsi pouvaient être fondues en une seule et même chose guerre et voie du divin. Les témoignages significatifs que nous offrent les traditions nordico-germaniques sont connus de nous tous. Il faut toutefois observer que ces traditions, telles qu’elles nous sont parvenues, se révèlent fragmentaires et mêlées, ou bien représentent la matérialisation de traditions aryennes primordiales plus hautes, mais souvent tombées au niveau de superstitions populaires.

Cela ne doit pourtant pas nous interdire de fixer quelques points. Comme chacun sait, le Walhalla est avant tout le siège de l’immortalité céleste, principalement réservée aux héros tombés sur le champ de bataille. Le seigneur de ces lieux, Odin-Wotan, est présenté dans l’Ynglinga saga comme celui qui, par son sacrifice symbolique à l’Arbre cosmique Yggdrasil, a indiqué la voie aux guerriers, voie qui conduit à la demeure divine où s’épanouit la vie immortelle. D’après cette tradition, en effet, aucun sacrifice ou culte n’est plus agréable au dieu suprême, aucun n’obtient de plus riches fruits supra-terrestres que ce sacrifice qu’on offre lorsqu’on meurt sur le champ de bataille.

Il y a plus : derrière l’obscure représentation populaire du Wildes Heer [1] se cache la signification suivante : à travers les guerriers qui, en tombant, offrent un sacrifice à Odin, grossit la troupe de ceux dont le dieu a besoin pour l’ultime bataille contre le ragna-rokkr, c’est-à-dire contre le fatal « obscurcissement du divin » qui, depuis des temps reculés, plane, menaçant, sur le monde. Jusqu’ici, par conséquent, le thème aryen de la lutte métaphysique est mis clairement en relief. Il est même dit dans l’Edda : « Si grand que puisse être le nombre des héros réunis dans le Walhalla, ce ne sera jamais assez quand le Loup fera irruption [2] » le Loup étant ici l’image des forces obscures et sauvages, que le monde des Ases était parvenu à lier et à soumettre. Tout à fait analogue est la conception aryano-iranienne de Mithra, le « guerrier sans sommeil », lui qui, à la tête des fravashi et de ses fidèles, livre combat contre les ennemis du dieu aryen de la lumière. Nous traiterons bientôt des fravashi et nous examinerons leur correspondance avec les Walkyries de la tradition nordique. Mais nous voudrions préciser encore mieux la signification de la « guerre sainte » grâce à d’autres sources concordantes.

On ne doit pas s’étonner si nous ferons surtout référence à la tradition islamique.

Celle-ci est, en l’occurrence, à la place de la tradition aryano-iranienne. L’idée de « guerre sainte » — du moins en ce qui concerne les éléments à examiner ici — parvint aux tribus arabes par l’univers spéculatif persan : elle avait donc, en même temps, le sens d’une tardive renaissance d’un héritage aryen primordial et, de ce point de vue, elle peut sans aucun doute être utilisée.

Ceci posé, on distingue dans la tradition en question deux « guerres saintes », à savoir la « grande » et la « petite » guerres saintes. Cette distinction repose sur une parole du Prophète, qui affirma au retour d’une entreprise guerrière : « Nous voici revenus de la petite à la grande guerre sainte ». Dans ce contexte, la grande guerre sainte appartient à l’ordre spirituel.

La petite guerre sainte est, au contraire, la lutte physique, matérielle, la guerre menée dans le monde extérieur. La grande guerre sainte est la lutte de l’homme contre les ennemis qu’il porte en lui-même. Plus précisément, c’est la lutte de l’élément surnaturel en l’homme contre tout ce qui est instinctif, lié à la passion, chaotique, sujet aux forces de la nature. Telle est aussi l’idée qui apparaît dans le vieux traité de la sagesse guerrière aryenne, la Bhagavad-Gītā : « Connaissant celui qui est au-dessus de la pensée, affermis-toi dans ta force intérieure et frappe, ô guerrier aux longs bras, cet ennemi redoutable qu’est le désir »[3]. Une condition indispensable à l’œuvre intérieure de libération, c’est que cet ennemi doit être définitivement anéanti. Dans le cadre d’une tradition héroïque, la petite guerre sainte — c’est-à-dire la guerre comme lutte extérieure — sert seulement de voie par laquelle on réalise, précisément, la grande guerre sainte. C’est pour cette raison que, dans les textes, « guerre sainte » et « voie de Dieu » sont souvent synonymes. Ainsi lisons-nous dans le Coran : « Que ceux qui sacrifient la vie d’ici-bas à la vie future combattent dans la voie de Dieu ; qu’ils succombent ou qu’ils soient vainqueurs, nous leur donnerons une récompense généreuse »[4]. Et plus loin : « Ceux qui auront succombé dans le chemin de Dieu, Dieu ne fera point périr leurs œuvres. Il les dirigera et rendra leurs cœurs droits. Il les introduira dans le paradis dont Il leur a parlé »[5]. Il est fait allusion ici à la mort dans la guerre, à la mors triumphalis — la « mort victorieuse » —, qui possède son équivalent parfait dans les traditions classiques. La même doctrine peut aussi, cependant, être interprétée dans un sens symbolique. Celui qui, dans la « petite guerre sainte », a su vivre une « grande guerre sainte », celui-là a créé en soi une force qui le rend capable de surmonter la crise de la mort. Mais même sans avoir été tué physiquement, il peut, par l’ascèse de l’action et du combat, expérimenter la mort, il peut avoir vécu et réalisé intérieurement une « plus-que-vie ». Sous l’angle ésotérique, « Paradis », « Royaume des Cieux » et d’autres expressions analogues ne sont, en effet, que des symboles et des figurations, forgées pour le peuple, d’états transcendants d’illumination, qui relèvent, eux, d’un plan plus élevé que la vie ou la mort.

Ces considérations doivent aussi valoir comme prémisse pour retrouver les mêmes contenus doctrinaux sous le revêtement externe du christianisme, revêtement que la tradition héroïque nordico-occidentale a été contrainte d’adopter durant les croisades, pour pouvoir se manifester à l’extérieur.

Dans l’idéologie des croisades, la libération du Temple, la conquête de la « Terre Sainte » présentaient, bien plus qu’on ne le croit généralement, des points communs avec la tradition nordico-aryenne, laquelle fait référence à la mystique Asgard, à la terre lointaine des Ases et des héros où la mort n’a pas de prise et dont les habitants jouissent d’une vie immortelle et d’une paix surnaturelle. La guerre sainte apparaissait comme une guerre totalement spirituelle, au point de pouvoir être comparée, littéralement, par les prédicateurs, à une « purification, comme le feu du purgatoire dès avant la mort ». « Quelle gloire meilleure pour vous de ne jamais sortir de la mêlée, sinon couverts de lauriers ? Mais est-il une gloire plus haute que de gagner sur le champ de bataille une couronne immortelle ? », demandait aux Templiers Bernard de Clairvaux [6]. La « gloire absolue » - la même que celle attribuée par les théologiens à Dieu au plus haut des Cieux, in excelsis deo — est, de même, commandée au croisé. Et sur cette toile de fond se découpait la « Jérusalem sainte », sous un double aspect : comme cité terrestre et comme cité céleste ; quant à la croisade, elle était vue comme élévation menant réellement à l’immortalité.

Les vicissitudes militaires des croisades produisirent d’abord l’étonnement, puis la confusion et jusqu’à des vacillements de la foi, mais eurent ensuite pour seul effet de purifier l’idée de guerre sainte de tout résidu de matérialité. L’issue malheureuse d’une croisade fut comparée à la vertu poursuivie par l’infortune, dont la valeur ne peut être jugée et récompensée qu’en fonction d’une vie non terrestre. Au-delà de la victoire ou de la défaite, le jugement de valeur se concentra ainsi sur l’aspect spirituel de l’action. La guerre sainte valait pour elle-même, indépendamment de ses résultats visibles, comme moyen pour atteindre, par le sacrifice de l’élément humain, une réalisation supraterrestre.

Le même enseignement, élevé au rang d’une expression métaphysique, peut être retrouvé dans un célèbre texte indo-aryen, la Bhagavad-Gītā. La compassion et les sentiments humanitaires qui retiennent le guerrier Arjûna de descendre en lice contre l’ennemi, sont jugés par le dieu « troubles, indignes d’un ârya [...], qui ne mènent ni au ciel, ni à l’honneur » [7]. Le commandement dit ceci : « Mort, tu iras au ciel ; ou vainqueur, tu gouverneras la terre. Relève-toi, ô fils de Kuntî, résolu à combattre »[8]. La disposition intérieure qui peut transmuer la petite guerre dans la grande guerre sainte dont on a parlé, est clairement décrite de la façon suivante : « Rapportant à moi toute action, l’esprit replié sur soi, affranchi d’espérance et de vues intéressées, combats sans t’enfiévrer de scrupules »[9]. Avec des expressions tout aussi claires est affirmée la pureté de cette action : elle doit être voulue pour elle-même, au-delà de toute fin matérielle, de toute passion et de toute impulsion humaine : « Considère que plaisir ou souffrance, richesse ou misère, victoire ou défaite se valent. Apprête-toi donc au combat ; de la sorte tu éviteras le péché »[10].

A titre de fondement métaphysique supplémentaire, le dieu enseigne la différence existant entre ce qui est spiritualité absolue — comme telle, indestructible — et ce qui n’a, en tant qu’élément humain et corporel, qu’une existence illusoire. D’un côté, le caractère d’irréalité métaphysique de tout ce qu’on peut perdre (vie et corps mortel transitoires) ou dont la perte peut être conditionnante pour d’autres hommes, est révélé. De l’autre, Arjûna est conduit à l’expérience de la force de manifestation du divin, à une puissance bouleversante d’une irrésistible transcendance. Face à la grandeur de cette force, toute forme conditionnée d’existence apparaît comme une négation. Lorsque cette négation est niée activement, c’est-à-dire lorsque, dans l’assaut, toute forme conditionnée d’existence est renversée ou détruite, cette force se manifeste de manière terrifiante. Dès lors, on peut précisément capter l’énergie propre à produire la transformation héroïque de l’individu. Dans la mesure où le guerrier est à même d’œuvrer dans la pureté et le caractère d’absolu déjà indiqués, il brise les chaînes de l’humain, il évoque le divin comme force métaphysique, il attire sur lui cette force active, il trouve en elle son illumination et sa libération. Le mot d’ordre correspondant d’un autre texte, appartenant toutefois à la même tradition, dit : « La vie — comme un arc ; l’âme — comme une flèche ; l’esprit absolu comme la cible à transpercer. S’unir à cet esprit, comme la flèche décochée se fiche dans la cible »[11]. Si nous savons apercevoir ici la forme la plus haute de réalisation spirituelle par le combat et l’héroïsme, nous comprenons alors combien est significatif le fait que cet enseignement soit présenté dans la Bhagavad-Gītā comme dérivant d’un héritage primordial aryen et solaire. En effet, il fut donné par le « Soleil » au premier législateur des Aryens, Manu, avant d’être gardé par une dynastie de rois sacrés. Au cours des siècles, cet enseignement fut perdu, puis de nouveau révélé par la divinité, non à un prêtre, mais à un représentant de la noblesse guerrière, Arjûna.

Ce dont nous avons traité jusqu’à maintenant nous permet aussi de parvenir à la compréhension des significations les plus intérieures qui se trouvent au fondement de tout un autre ensemble de traditions classiques et nordiques. Comme point de référence, il faut observer ici que, dans ces traditions, quelques images symboliques précises apparaissent avec une fréquence singulière : ce sont l’image de l’âme comme démon, double, génie et ainsi de suite ; l’image des présences dionysiaques et de la déesse de la mort ; enfin l’image d’une déesse de la victoire, qui se manifeste souvent sous la forme d’une déesse de la bataille.

Pour l’exacte compréhension de ces rapports, il faut d’abord préciser la signification de l’âme entendue comme démon, génie ou double. L’homme antique symbolisa dans le démon ou double une force gisant dans les profondeurs, qui est pour ainsi dire la vie de la vie, dans la mesure où elle dirige, en général, tous les mouvements corporels et spirituels ; une force à laquelle la conscience ordinaire n’a pas accès et qui, toutefois, conditionne très largement l’existence contingente et le destin de l’individu. On estimait qu’il y avait un lien étroit entre cette force et les puissances mystiques de la race et du sang. C’est ainsi, par exemple, que le démon (daiinon) apparaît semblable, sous de nombreux aspects, aux dieux lares, les entités mystiques d’une lignée ou d’une descendance, au sujet desquels Macrobe, par exemple, affirme : « Ils sont les dieux qui nous maintiennent en vie, ils alimentent notre corps et guident notre âme ». On peut dire qu’il existe entre le démon et la conscience normale un rapport du même type que celui qui relie principe individuant et principe individué. Selon l’enseignement des Anciens, le premier est une force supra-individuelle, donc supérieure à la naissance et à la mort. Le second, le principe individué, conscience conditionnée par le corps et le monde extérieur, est destiné, normalement, à la dissolution ou à la survie éphémère propre aux ombres. Dans la tradition nordique, l’image des Walkyries a plus ou moins la même signification que le démon. Cette image se confond, dans de nombreux textes, avec celle de la fylgja[12], c’est-à-dire avec une entité spirituelle agissant dans l’homme et à la force de laquelle le destin de celui-ci est soumis.

En tant que kynfylgja, la walkyrie est — tout comme les dieux lares romains — la force mystique du sang. De même pour les fravashi de la tradition aryano-iranienne.

La fravashi — explique un célèbre orientaliste — « est la force intime de chaque être humain, c’est ce qui le soutient et fait qu’il naît et subsiste ». Simultanément, les fravashi, comme les dieux lares romains, sont en contact avec les forces primordiales d’une race et sont — à l’instar des walkyries — de terrifiantes déesses de la guerre, qui accordent fortune et victoire.

Telle est la première liaison que nous devons établir. Qu’est-ce que cette force mystérieuse, qui représente l’âme profonde de la race et l’élément transcendantal à l’intérieur de l’individu, peut avoir en commun avec les déesses de la guerre » ? Pour bien comprendre ce point, il faut se rappeler que les anciens Indo-Germains avaient de l’immortalité une conception pour ainsi dire aristocratique et différenciée. Tous les hommes n’échappaient pas à l’autodissolution, à cette survie lémurique dont Hadès et Niflheim étaient les anciennes images symboliques. L’immortalité est le privilège d’un petit nombre et, selon la conception aryenne, principalement un privilège héroïque. Le fait de survivre — non comme ombre, mais comme demi-dieu — est réservé uniquement à ceux qu’une action spirituelle particulière a élevés de l’une à l’autre nature. Ici, nous ne pouvons malheureusement fournir toutes les preuves qui seraient nécessaires pour justifier l’affirmation suivante : techniquement parlant, cette action spirituelle consistait à transformer le moi individuel de la conscience humaine normale en une force profonde, supra-individuelle, force individuante, qui est au-delà de la naissance et de la mort et à laquelle nous avons dit que correspond l’idée de « démon ».

Le démon est lui aussi au-delà de toutes les formes finies dans lesquelles il se manifeste, et ce, non seulement parce qu’il représente la force primordiale de toute une race, mais sous l’aspect de l’intensité. Le brusque passage de la conscience ordinaire à cette force symbolisée par le démon suscitait, par conséquent, une crise destructrice : comme un éclair, à la suite d’un courant trop fort dans le circuit humain. Nous posons donc que, dans des conditions tout à fait exceptionnelles, le démon peut faire irruption dans l’individu et lui faire éprouver de la sorte une transcendance destructrice : dans ce cas, se produirait une espèce d’expérience active de la mort, ce qui fait apparaître clairement la seconde liaison, à savoir pourquoi l’image du double ou du démon, dans les mythes de l’Antiquité, a pu se confondre avec la divinité de la mort. Dans la tradition nordique, le guerrier voit précisément sa walkyrie à l’instant de la mort ou du péril mortel.

Allons plus loin. Dans l’ascèse religieuse, mortification, renoncement au Moi, élan dans l’abandon à Dieu sont les moyens préférés par lesquels on cherche précisément à provoquer une crise de ce genre et à la dépasser positivement. Des expressions comme « mort mystique » ou bien « nuit obscure de l’âme », etc., qui visent à décrire cette condition, sont connues de tous. A l’opposé, dans le cadre d’une tradition héroïque, la voie vers le même but est représentée par la tension active, par la libération dionysiaque de l’élément « action ». Au niveau le plus bas de la phénoménologie correspondante, nous observons, par exemple, la danse, employée comme technique sacrée pour évoquer et susciter, à travers l’extase de l’âme, des forces reposant dans les profondeurs. Dans la vie de l’individu libérée par le rythme dionysiaque, s’insère une autre vie, comme l’affleurement de sa racine la plus enfouie. « Horde sauvage », Furies, Erinnyes et autres entités spirituelles analogues dramatisent cette force en des termes symboliques. Elles correspondent, par conséquent, à une manifestation du démon dans sa transcendance terrifiante et active.

A un niveau plus élevé se situent les jeux guerriers sacrés. Plus haut encore se trouve la guerre. Nous sommes ainsi reconduits à la conception aryenne primordiale de la bataille et de l’ascèse guerrière.

Dans les moments de danger extrême présentés par le combat héroïque, cette expérience supranormale fut réputée possible. Déjà le verbe latin ludere — jouer, combattre — semble contenir l’idée de résolution[13]. C’est une des nombreuses allusions à la propriété, inhérente au combat, de délier des limitations individuelles et de faire émerger des forces libres cachées en profondeur. De là dérive le fondement de la troisième assimilation : les démons, les dieux lares, le moi individuant sont identiques aux Furies, Erinnyes et autres natures dionysiaques déchaînées qui, pour leur part, ont beaucoup de traits communs avec les déesses de la mort ; mais les démons ont aussi la même signification par rapport aux vierges qui mènent à l’assaut dans la bataille, aux walkyries et fravashi.

Ces dernières sont décrites dans les textes, par exemple, comme « les terrifiantes, les toutes-puissantes », « celles qui écoutent et donnent la victoire à celui qui les invoque » — ou, pour mieux dire, à celui qui les évoque à l’intérieur de lui-même. De là à la dernière similitude, la voie est brève. Les mêmes entités guerrières assument enfin les traits de déesses de la victoire dans les traditions aryennes : métamorphose qui caractérise précisément l’heureux accomplissement des expériences intérieures en question. De même que le démon ou double a le sens d’un pouvoir profond et supra-individuel à l’état latent par rapport à la conscience ordinaire ; de même que les Furies et les Erinnyes reflètent une manifestation spéciale de déchaînement et d’irruptions démoniques — les déesses de la mort, walkyries, fravashi, etc., renvoyant aux mêmes situations, dans la mesure où celles-ci sont rendues possibles par le combat héroïque —, de même la déesse de la Victoire est l’expression du triomphe du Moi sur ce pouvoir. Elle désigne la tension victorieuse vers une condition située au-delà du danger inhérent à l’extase et à des formes de destruction subpersonnelles, danger toujours en embuscade derrière le moment frénétique de l’action dionysiaque et, aussi, de l’action héroïque. L’élan vers un état spirituel réellement supra-personnel, qui rend libre, immortel, intérieurement indestructible, l’accomplissement résumé par la parole « devenir un des deux » (les deux éléments de l’être humain), s’exprime donc dans cette représentation de la conscience mythique.

Passons maintenant à la signification dominante de ces traditions héroïques primordiales, c’est-à-dire à la conception mystique de la victoire. La prémisse fondamentale, c’est qu’une correspondance efficace entre plan physique et plan métaphysique, entre le visible et l’invisible, fut conçue lorsque les actions de l’esprit manifestent des caractères supra-individuels et s’expriment par des opérations et faits réels. Une réalisation spirituelle de ce type fut pressentie comme l’âme secrète de certaines actions authentiquement guerrières, dont le couronnement réside dans la victoire effective. C’est alors que les aspects matériels de la victoire militaire ne font qu’exprimer une action spirituelle qui a suscité la victoire, au point qu’extérieur et intérieur s’unissent. La victoire apparaît comme signe tangible pour une consécration à une renaissance mystique accomplie dans le même domaine. Les Furies et la Mort, que le guerrier a matériellement affrontées sur le champ de bataille, s’opposent aussi en lui sur le plan spirituel, sous la forme d’une irruption menaçante des forces primordiales de son être. Dans la mesure où il triomphe sur elles, la victoire est sienne. C’est dans ce cadre que s’explique aussi la raison pour laquelle chaque victoire prenait une signification sacrale dans le monde relié à la Tradition. Le chef de l’armée acclamé sur les champs de bataille incarnait l’expérience et la présence de cette force mystique qui le transformait. On comprend mieux, dès lors, le sens profond du caractère supra-terrestre dérivant de la gloire et de la « divinité » du vainqueur, pourquoi l’antique célébration romaine du triomphe présenta des aspects bien plus sacraux que militaires. Le symbolisme, récurrent dans les traditions aryennes primordiales, des victoires, walkyries et entités analogues, qui guident l’âme du guerrier au « ciel », ainsi que le mythe du héros victorieux, tel l’Héraklès dorien, qui obtient de Niké — la « déesse de la victoire » — la couronne qui lui accorde l’indestructibilité olympienne — ce symbolisme se montre maintenant sous une lumière bien différente. Et l’on voit désormais clairement combien fausse et superficielle est l’interprétation qui ne saisit dans tout cela que « poésie », rhétorique et fables.

La théologie mystique enseigne que dans la gloire s’accomplit la transfiguration spirituelle sanctifiante, et l’iconographie chrétienne entoure la tête des saints et des martyrs de l’auréole de la gloire. Tout cela renvoie à un héritage, certes affaibli, transmis par nos traditions héroïques les plus élevées. La tradition aryano-iranienne, déjà, connaissait en effet le feu céleste compris comme gloire — hvarenô — qui descend sur les rois et les chefs, les rend immortels et porte pour eux témoignage dans la victoire. Et l’ancienne couronne royale rayonnante symbolisait précisément la gloire en tant que feu solaire et céleste.

Lumière, splendeur solaire, gloire, victoire, royauté divine, ce sont des images étroitement apparentées au sein du monde aryen, et qui n’apparaissent pas comme des abstractions ou inventions de l’homme, mais qui ont le sens de forces et de dominations absolument réelles. Dans ce contexte, la doctrine mystique du combat et de la victoire représente pour nous un sommet lumineux de notre commune conception de l’action au sens traditionnel.

Cette conception traditionnelle parle aujourd’hui encore un langage compréhensible pour nous — à condition, naturellement, que nous nous détournions de ses manifestations extérieures et conditionnées par le temps. Alors même qu’on veut présentement dépasser cette spiritualité lasse, anémiée ou fondée sur des spéculations abstraites ou des sentiments piétistes, et, en même temps, surmonter la dégénérescence matérialiste de l’action, peut-on trouver pour cette tâche de meilleurs points de référence que les idéaux mentionnés de l’homme aryen primordial ? Mais il y a plus. Les tensions matérielles et spirituelles se sont comprimées à un point tel en Occident, ces dernières années, qu’elles ne peuvent finalement être résolues que par le combat. Avec la guerre actuelle, une époque va à la rencontre de sa propre fin, tandis que surgissent des forces qui ne peuvent plus être dominées et transformées dans la dynamique d’une civilisation nouvelle par des idées abstraites, des prémisses universalistes ou par des mythes irrationnellement conçus. Une action bien plus profonde et essentielle s’impose maintenant, afin qu’au-delà des ruines d’un monde subverti et condamné, une époque nouvelle s’ouvre pour l’Europe.

Cependant, dans cette perspective bien des choses dépendront de la façon dont l’individu pourra donner une forme à l’expérience du combat : c’est-à-dire s’il sera en mesure d’assumer héroïsme et sacrifice comme une catharsis, comme un moyen de libération et d’éveil intérieur. Cette entreprise de nos combattants — intérieure, invisible, éloignée des gestes et des grands mots — aura un caractère décisif, non seulement pour l’issue définitive et victorieuse des vicissitudes de cette époque particulièrement troublée, mais pour donner une forme et un sens à l’ordre qui naîtra de la victoire. C’est dans la bataille elle-même qu’il faut réveiller et tremper cette force qui, au-delà de la tourmente, du sang et des privations, favorisera, avec une splendeur nouvelle et une paix toute-puissante, une nouvelle création.

C’est pourquoi l’on devrait apprendre de nouveau, aujourd’hui et sur le champ de bataille, l’action pure, l’action au sens d’ascèse virile, mais aussi de purification et de voie vers des formes de vie supérieures, valables en elles-mêmes et pour elles-mêmes — mais cela, c’est précisément faire retour, d’une certaine façon, à la tradition primordiale aryano-occidentale. Des temps anciens résonne encore jusqu’à nous le mot d’ordre: « La vie — comme un arc ; l’âme — comme une flèche ; l’esprit absolu — comme une cible à transpercer ».

Celui qui, aujourd’hui encore, vit la bataille au sens de cette identification, celui-là restera debout lorsque les autres s’écrouleront — et il sera une force invincible. Cet homme nouveau vaincra en lui tout drame, toute obscurité, tout chaos, et il représentera, à l’avènement des temps nouveaux, le principe d’un développement inédit. Selon la tradition aryenne primordiale, cet héroïsme des meilleurs peut réellement remplir une fonction évocatrice, une fonction rétablissant le contact, relâché depuis des siècles, entre monde et supra-monde. Alors, le combat ne sera pas un horrible carnage, n’aura pas le sens d’un destin désespéré, conditionné par la seule volonté de puissance, mais sera la preuve du droit et de la mission d’un peuple. Alors la paix ne signifiera pas une nouvelle noyade dans la grisaille bourgeoise quotidienne, ni l’éloignement de la tension spirituelle à l’œuvre dans la bataille, mais aura, au contraire, le sens d’un accomplissement de celle-ci.

C’est pour cela aussi que nous voulons faire nôtre, de nouveau, la profession de foi des anciens, telle qu’elle s’exprima dans les paroles suivantes : « Le sang des héros est plus sacré que l’encre des savants et les prières des dévots » ; une profession de foi qui est à la base de la conception traditionnelle, selon laquelle, dans la « guerre sainte », ce sont d’abord les mystiques forces primordiales de la race qui agissent, beaucoup plus que les individus. Ces forces des origines créent les empires mondiaux et rendent à l’homme la « paix victorieuse ».

Notes

  1. Wildes Heer : troupe sauvage, horde tempétueuse
  2. Gylfaginning, 38
  3. Bhagavad-Gītā, trad. Emile Senart, Les Belles Lettres, 1967, III, 43
  4. Coran, trad. Kasimirski, IV, 76
  5. Coran, trad. Kasimirski, XLVII, 5-6-7
  6. De laude novae militiae
  7. Bhagavad-Gītā, II, 2
  8. Ibidem, II, 37
  9. Ibidem, II, 30
  10. Ibidem, II, 38
  11. Mârkandeya-purâna, XLII, 7, 8
  12. Littéralement : l’accompagnatrice
  13. Cf. Bruckmann, Indogermanische Forschungen, XVII, p.433

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