Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique [Einführung in die Metaphysik] (1935), trad. Gilbert Kahn, éd. Gallimard, coll. « Tel », 1998 (ISBN 9782070204199), p. 48-53.


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Cette Europe qui, dans un incurable aveuglement, se trouve toujours sur le point de se poignarder elle-même, est prise aujourd’hui dans un étau entre la Russie d’une part et l’Amérique de l’autre. La Russie et l’Amérique sont toutes deux, au point de vue métaphysique, la même chose ; la même frénésie sinistre de la technique déchaînée, et de l’organisation sans racines de l’homme normalisé. En un temps où le dernier petit coin du globe terrestre a été soumis à la domination de la technique, et est devenu exploitable économiquement, où toute occurrence qu’on voudra, en tout lieu qu’on voudra, à tout moment qu’on voudra, est devenue accessible aussi vite qu’on voudra, et où l’on peut vivre simultanément un attentat contre un roi en France et un concert symphonique à Tokio, lorsque le temps n’est plus que vitesse, instantanéité et simultanéité, et que le temps comme pro-venance a disparu de l’être-Là de tous les peuples, lorsque le boxeur est considéré comme le grand homme d’un peuple, et que le rassemblement en masses de millions d’hommes constitue un triomphe ; alors vraiment, à une telle époque, la question : « Pour quel but ? — où allons-nous ? — et quoi ensuite ? » est toujours présente et, à la façon d’un spectre, traverse toute cette sorcellerie.

La décadence spirituelle de la terre est déjà si avancée que les peuples sont menacés de perdre la dernière force spirituelle, celle qui leur permettrait du moins de voir et d’estimer comme telle cette dé-cadence (conçue dans sa relation au destin de « l’être »). Cette simple constatation n’a rien à voir avec un pessimisme concernant la civilisation, rien non plus, bien sûr, avec un optimisme ; car l’obscurcissement du monde, la fuite des dieux, la destruction de la terre, la grégarisation de l’homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre, tout cela a déjà atteint, sur toute la terre, de telles proportions, que des catégories aussi enfantines que pessimisme et optimisme sont depuis longtemps devenues ridicules.

Nous sommes pris dans l’étau. Notre peuple, en tant qu’il se trouve au milieu, subit la pression de l’étau la plus violente, lui qui est le peuple le plus riche en voisins, et aussi le plus en danger, et avec tout cela le peuple métaphysique. Mais à partir de cette destination, dont le danger ne nous échappe pas, ce peuple ne se fera un destin que si d’abord il crée en lui-même une résonance, une possibilité de résonance pour ce destin, et s’il comprend sa tradition d’une façon créatrice. Tout cela implique que ce peuple, en tant que peuple proventuel, s’ex-pose lui-même dans le domaine originaire où règne l’être, et par là y ex-pose la pro-venance de l’Occident, à partir du centre de son pro-venir futur. Et si l’on ne veut pas que la grande décision concernant l’Europe se produise sur le chemin de l’anéantissement, c’est précisément par le déploiement de nouvelles forces, spirituelles en tant que proventuelles, issues de ce centre, qu’elle doit se produire.

C’est pourquoi nous avons mis la question vers l’être en connexion avec le destin de l’Europe, où se trouve décidé le destin de la planète (Erde), et il faut considérer encore qu’à l’intérieur de ce destin, pour l’Europe même, notre être-Là proventuel se révèle comme le centre.

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