Abel Bonnard, Océan et Brésil (1929), éd. Pardès, 2021, p. 185-188.


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Les Noirs ont toujours eu beaucoup d’action sur les Blancs, là où les deux races se sont rencontrées. La chose nouvelle, c’est l’abdication de la race blanche ; c’est de la voir aujourd’hui tout entière s’éprendre des Noirs, chercher en eux des professeurs et des guides, les appeler où ils ne sont point, et donner ce cœur d’onyx au diamant des capitales modernes. Cet engouement s’explique par plus d’une raison. D’abord, au moment où une sinistre uniformité s’étend sur le monde, la dernière variété qui subsiste, quand toutes celles des costumes se sont évanouies, c’est la couleur de leurs peaux. Le Noir nous plaît parce que lui seul est encore, ostensiblement, autre que nous-­mêmes. Mais l’attrait qu’il exerce a des causes plus profondes. Las d’un verbiage incessant, excédés de vie sociale, acca­blés, alors même qu’ils sont personnelle­ment incultes, du poids de civilisation qui pèse sur eux, les Blancs, aujourd’hui, as­pirent à ne plus être des individus isolés, à retourner vers les origines, à se retrem­per dans une vie ingénue, où ils n’aient plus besoin de fabriquer leur bonheur. C’est alors que les Noirs les fascinent. Qu’il y ait beaucoup d’illusion dans l’idée qu’on se forme d’eux, cela ne fait pas de doute. Quoi que des savants, pour la com­modité de leurs études, aient pu décréter, les Sauvages ne sont rien moins que des primitifs. Ils ont eu beau se cacher sous leurs épaisses forêts, le temps, pour eux non plus, n’a pas passé vainement. Ils ont leur histoire informe. Ils sont vieux, eux aussi, quoiqu’autrement que nous, et leurs usages où nous voulons retrouver un reste des premiers âges ne sont souvent qu’un ramassis de superstitions décrépites. Les obligations qui ligotent les habitants des petites villes ne sont pas plus gênantes que toutes celles auxquelles un Sauvage est assujetti. Cependant il est bien vrai que ces Noirs ont gardé avec la nature des liens que les Blancs n’ont plus, et, en ce sens, l’attrait qu’ils exercent sur l’homme des villes est justifié. Dans les rapports qui s’établissent entre eux et nous, on peut distinguer deux tendances contraires. D’une part, il se trouve encore des gens, chimériques ou intéressés, dont, par malheur pour nous, le plus grand nombre est en France, pour tirer des idées du XVIIIe siècle une dernière fanfare : « Ap­prochez, frères noirs, tous les hommes se valent. C’est en vain que la nature a pris le soin de vous badigeonner d’une autre couleur que la nôtre, qu’elle vous a fait d’autres traits, et que la façon même dont vous avez usé des siècles qui nous ont été donnés aux uns comme aux autres atteste encore cette différence ; nous méprisons ces faibles indices pour vous convier à l’égalité. Venez vous as­seoir à notre festin, venez être nos pa­reils. » Cependant une autre voix, sourde mais bien plus sincère, s’échappe en même temps de la race blanche : « Non, vous n’êtes pas comme nous, et bienheureux en cela, car vous avez part encore à des fêtes où nous ne sommes plus admis. Ne bougez pas d’où vous êtes. C’est nous qui redescendons vers vous, pour retrou­ver un bonheur qui ne soit plus gêné par la conscience ». Ainsi, tandis que les Noirs montent vers les Blancs par le chemin des paroles, les Blancs descendent vers les Noirs par le chemin de la danse. Danser, en effet, c’est retrouver son corps, c’est se soustraire à la tyrannie de la tête, pour redescendre dans ses membres, c’est rendre à ces membres, que le cerveau a domestiqués, une vie libre, souple, dé­nouée, heureuse. Mais dans ces rappro­chements des deux races, l’une et l’autre sont trompées. Tandis que les Noirs croient en vain qu’ils se sont emparés de nos idées parce qu’ils nous en ont pris le vo­cabulaire, les Blancs qui veulent échap­per à leur esprit, pour se replonger dans quelque chose de frais et d’originel, ne font que se renier sans récompense. Il ne suffit pas de répudier la civilisation pour retrouver la sauvagerie. Il y a une sorte de désespoir dans l’effort que font tant de nos contemporains : pris et enfermés dans des villes dont les lumières hérissées repoussent le clair de lune, séparés par les machines du peuple des bêtes, traver­sés à chaque instant par des secousses électriques, disputés par mille besognes, sans jamais goûter la paix d’un travail réel, privés de repos, privés de si­lence, écrasés sous le poids des bibliothèques et les trésors des musées, ils rê­vent à la hutte et à la caverne, aux pre­miers trépignements, aux jouissances las­cives d’une vie informe. Mais ils fuient la conscience sans retrouver les instincts ; ils restent perdus et égarés entre la société et la nature ; ils errent hors des jardins et des parcs, sans rentrer dans la forêt primitive ; ils font la bête, enfin, sans re­devenir l’animal. Ces candidats à la sau­vagerie ne sont pas reçus. Ces danseurs et ces danseuses se trémoussent en vain, leur épilepsie mécanique ne veut plus rien dire. Tout finit dans une mystification où seul est certain l’abaissement de l’hu­manité. Les nègres ne nous volent pas ce que nous avons dans la tête, et nous ne leur dérobons point le secret de la vie du corps. Ils n’obtiennent pas ce que nous leur avons promis et nous ne leur prenons pas ce que nous leur avons envié. Le vrai triomphateur, ce n’est pas le Noir qui, dans une Sorbonne, obtient par son bavardage un diplôme fallacieux, c’est celui qui, béat, glorieux, au bruit de l’or­chestre, au milieu des danses, pose, comme la marque d’un maître, sa large main sur le dos d’une blonde asservie.


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