Celse, Celse contre les chrétiens [Discours véritable], trad. Louis Rougier, éd. Éditions Pauvert, 1965.


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Introduction

Celse et le Discours vrai I.

Un fait remarquable des origines chrétiennes est le peu d’intérêt que suscita dans la société païenne la propagation de la nouvelle religion jusqu’au milieu du second siècle. Le nom de Christ s’introduit furtivement dans l’histoire séculière, sous une orthographie fautive, dans la Vie des douze Césars de Suétone, à propos d’un acte du divin Claude : « Il expulsa de Rome les Juifs qui étaient en effervescence continuelle à l’instigation d’un certain Chrestus. » Plus loin, sous le règne de Néron, l’analyste consigne que des « supplices furent infligés aux Chrétiens, race d’homme d’une superstition nouvelle et malfaisante ».

Tacite, écrivant un demi siècle après les événements qu’il rapporte et antérieurement à Suétone, déclare que Néron, pour faire taire les rumeurs qui lui imputaient l’incendie de Rome de l’an 64, produisit des accusés que le vulgaire nommait Chrétiens. « Ce nom leur vient de Christ, qui avait été condamné au supplice sous le gouvernement de Tibère, par le procurateur Ponce-Pilate. Réprimée un instant, cette exécrable superstition débordait de nouveau, non seulement en Judée, berceau de ce fléau mais dans Rome même, où tout ce que l’on connaît d’horreurs et d’infamies conflue de toutes parts et trouve crédit. » Tacite représente les Chrétiens sous l’espèce la plus noire, détestés pour leurs abominations (flagitia) et poursuivis, les uns parce qu’ils avouaient, les autres parce que convaincus « non point tant du crime d’incendie, que de haine pour le genre humain ».

Chronologiquement la lettre de Pline, alors gouverneur de Bithynie, à l’empereur Trajan, en l’an 112, est le plus ancien document de la littérature profane concernant les Chrétiens et le témoignage le moins équivoque du manque total d’information, au début du second siècle, des classes cultivées au sujet de la secte nouvelle. Nouveau venu dans sa province et saisi à son arrivée de dénonciations anonymes contre les Chrétiens, le légat demande au prince comment il doit instrumenter : « Je n’ai jamais assisté à des instructions judiciaires contre les Chrétiens ; aussi je ne sais ni ce que l’on punit d’ordinaire en eux, ni jusqu’où va la peine, ou sur quoi porte l’enquête... ; si c’est le nom (nomen) lui-même qu’on punit, même sans forfaits allégués, ou si ce sont les forfaits inséparables du nom (flagitia cohœrentia nomninis). » D’une enquête qu’il dit avoir menée, il résulte que Pline n’a trouvé qu’ « une superstition absurde et extravagante, accompagnée d’une parfaite innocence de mœurs ». Il suit de cette épître — dont on a pu contester l’intégrité — que la profession de christianisme était interdite à titre de religion illicite, religio illicita, sans que nous sachions au juste le moment où l’autorité impériale a défini que le fait d’être Chrétien fut un fait punissable.

La réponse de Trajan montre que les bureaux de Rome n’étaient guère mieux informés que ceux de la province de la procédure à appliquer. S’il existait antérieurement une juridiction spéciale contre les Chrétiens, il faut croire qu’elle était tombée en complète désuétude. En effet, l’empereur déclare qu’on ne peut établir de règle générale en cette matière. Tout d’abord, il ne faut tenir aucun compte des dénonciations anonymes, « chose d’un détestable exemple et qui n’est plus de notre temps ». Au surplus dénoncés et convaincus, il faut tâcher de faire des Chrétiens des renégats par l’appât de l’impunité, en les amenant « à adresse des prières à nos dieux ». Le rescrit d’Hadrien au proconsul d’Asie, C. Minicius Fundatus, accuse, quelque temps plus tard, plus de modération encore. Il semble que la dénomination de Chrétien (nomen) cesse de constituer à lui seul un délit : s’il se trouve des accusateurs, ils doivent soutenir à visage découvert leurs récriminations devant les tribunaux et prouver que les individus désignés ont agi en quoi que ce soit contre les lois.

Sous les Antonins, il ne fut plus possible d’ignorer les Chrétiens. Leurs noms se rencontrent dans les écrits d’Épictète, de Lucien, de Marc-Aurèle, de Galien. Lucien, cet ironiste supérieur, qui pourchasse impitoyablement toutes les formes du charlatanisme, les portraiture dans la Mort de Peregrinus. Il ressent pour eux plus de pitié que de mépris : « Ces malheureux, écrit-il se figurent qu’ils seront immortels et qu’ils vivront éternellement, en conséquence, il méprisent les supplices et se livrent volontairement à la mort. » Ce sont des dupes plutôt que des fourbes, pipés plutôt que pipeurs. La foule des fidèles est composée d’âmes crédules et niaises, qui ont renoncé aux dieux de la Grèce pour un « sophiste crucifié qui introduisit ces nouveaux mystères et réussit à persuader à ses adeptes de n’adorer que lui ». Parmi les fols qui peuplent le monde, ce ne sont pas, à coup sûr, les plus malfaisants.

À Rome, l’opinion moyenne des classes cultivées inclinait à moins d’indulgence. On en juge par le cas du rhéteur Fronton. Ami d’Antonin, maître d’éloquence de Marc-Aurèle, L. Cornelius Fronton est un des plus beaux esprits et des plus parfaits honnêtes hommes de son temps. Dans des circonstances ignorées, il fut amené à prononcer un discours contre les Chrétiens. De ce discours, aujourd’hui perdu, il semble que nous ayons une réplique dans l’Octavius de Minucius Felix. L’Octavius met en scène un païen, Cæcilius Natalis, qui argumente contre les Chrétiens. Cœcilius, un homme du monde, aimable et lettré, professe un agnosticisme prudent à l’égard des problèmes métaphysiques. Par goût personnel, il inclinerait à l’opinion d’Épicure, que les choses se sont agencées d’elles mêmes ; mais, dans le doute universel, il trouve plus expédient de se rallier, par conformisme social, à la religion de ses pères. La prétention qu’affichent les Chrétiens, recrutés dans les plus basses classes sociales, sans éducation ni culture, de trancher dogmatiquement les problèmes transcendants sur lesquels dissertent sans se prononcer, depuis des siècles, les plus sages, est d’une insupportable outrecuidance. Il ne faudrait rien moins, pour leur complaire, que déserter le culte antique, qui a présidé à la fortune de Rome, l’a préservée des Barbares et a bravé au Capitole l’assaut des Gaulois. Que sont-ils, pour attaquer ainsi les dieux « en brigands » ? Des gens d’une faction infâme, qui, « dans la lie du peuple, vont ramasser des enfants ignorants et des femmes crédules pour les enrégimenter dans une conjuration impie, qu’ils cimentent dans leurs assemblées nocturnes, non par des sacrifices, mais par des sacrilèges, des jeûnes solennels et d’horribles festins ! Race ténébreuse qui fuit la lumière, muette en public, bavarde dans les coins, méprisant les temples comme les sépulcres, blasphémant les dieux, se moquant des choses saintes... » Ils se reconnaissent à des signes secrets. Pour donner à la débauche le ragoût de l’inceste, ils s’appellent sans dissimulation frères et sœurs. Le bruit court qu’ils vénèrent une tète d’âne, et pis encore. Leurs rites d’initiation sont aussi connus qu’abominables. On amène le néophyte devant un enfant recouvert de farine : il larde cette masse informe de coups redoublés. « Et alors, ô horreur ! ils lèchent avidement son sang et s’arrachent ses membres. C’est par cette hostie qu’ils cimentent leur alliance. C’est cette complicité dans le crime qui est le gage de leur silence. » Leurs agapes sont le prétexte d’une débauche contre nature. Dira-t-on que ce ne sont là qu’injurieux commérages ? Pourquoi alors, seuls de leur espèce, n’ont-ils ni autels, ni temples, ni simulacres connus ? Pourquoi ne parlent-ils et ne se réunissent-ils qu’en secret, si ce qu’ils adorent et veulent dérober aux regards n’était punissable et honteux ?

En vérité, les Chrétiens étaient victimes de l’éternel cercle vicieux auquel se heurtent les sociétés secrètes : dissimulant leurs mystères par crainte d être proscrits, ils devenaient d autant plus suspects qu’ils se dérobaient davantage. Les dénonciations des Juifs, la haine des dissidents que les communautés chrétiennes rejetaient de leur sein, certains rites déformés par l’imagination populaire suffisaient pour accréditer les racontars les plus ineptes : adoration d’une tète d’âne, anthropophagie, mœurs d’Œdipe. L’adoration d un dieu à tête d’âne, qui, fusionné avec le culte d’un dieu mort en croix, a procuré le motif iconographique du grafito du Palatin, provient de cette idée très répandue, comme l’attestent un très grand nombre d’auteurs anciens, que les Juifs, dans le Saint des Saints, vénéraient une tête d’âne en or. L’accusation de repas de Thyeste, autrement dit de cannibales, dérive de la communion eucharistique mal interprétée, combinée avec l’idée du meurtre rituel dont les Juifs furent souvent suspectés. Enfin celle de se livrer à des promiscuités à la mode d’Œdipe résulte des pratiques de la fraternité chrétienne, de l’usage de s’appeler frères et soeurs, du baiser de paix, et aussi du baptême par immersion. Pour faire justice de ces calomnies, il fallait faire toute la lumière sur les doctrines, les mœurs et les mystères chrétiens. C’est la tache qu’assumèrent les Apologistes du second siècle.

2.

Les premières phalanges de la religion nouvelle se recrutèrent surtout dans le monde des esclaves et des artisans, « parmi les cardeurs, les cordonniers et les foulons » dont parle Celse, « ramassis de gens ignorants et de femmes crédules recrutés dans la lie du peuple ». Au second siècle, des couches sociales plus élevées furent gagnées à la foi nouvelle. On vit même des philosophes se convertir, Aristide, Justin, Tatien, Athénagore. Ces lettrés ne pouvaient rester sous le coup d’accusations infamantes.

Précisément, l’avènement des Antonins avait mis à la tête du monde les meilleurs : la cour des saints empereurs semblait réaliser la République de Platon. La philosophie apparaissait comme le terrain commun où la sagesse païenne et la foi nouvelle pouvaient se rencontrer et se concilier. C’est donc aux Empereurs que les Apologistes, soucieux de défendre le bon renom de leur religion, s’adressèrent directement, certains que si ces princes philosophes daignaient contresigner leurs explications et publier leur défense, leur cause serait entendue. La première en date de ces apologies est celle de l’évêque d Athènes, Quadratus, à Hadrien. À l’empereur Antonin (138-166) furent adressées celles d Aristide et de Justin. Quelques années plus tard, Marc-Aurèle étant seul empereur (169-177), deux plaidoyers furent expédiés à son adresse par les évêques d’Asie, Méliton de Sardes et Apollinaire de Hiérapolis. Enfin, c’est aux empereurs Marc-Aurèle et Commode, « germaniques, sarmatiques, mais surtout philosophes », qu’Athénagore, philosophe athénien comme Aristide, manda, en 177 ou 178, une supplique en faveur des Chrétiens.

L’économie de ces mémoires justificatifs est sensiblement toujours la même. On y discerne trois moments : une justification, une attaque, une tentative de conciliation. Les Chrétiens ne doivent pas être persécutés pour le nom qu’ils portent, mais seulement pour les crimes qu’ils commettent. Or ces crimes reposent sur d’abominables calomnies. C’est ce qui résulte du tableau idyllique de leurs mœurs, de leurs assemblées, de leurs mystères si défigurés, le baptême et l’eucharistie. Passant de la défensive à l’attaque, les Apologistes stigmatisent les mœurs du paganisme, clament contre l’immoralité de ses fables, taxent d’idolâtre et de satanique le culte polythéiste. Les génies, auxquels les philosophes prétendent ramener les divinités secondaires de la religion gréco-romaine, ne sont pas assimilables aux anges de la Bible : ce sont des suppôts de l’Enfer qui fomentent les hérésies et ourdissent les persécutions. Dans les rites des mystères païens, on ne saurait voir qu’une diabolique contrefaçon du culte chrétien. La sagesse des philosophes n’est qu’un pâle et maladroit plagiat des Écritures. Nonobstant quoi, entrant résolument dans la voie des conciliations, les Apologistes multiplient les avances à l’État : l’Empire et le Christianisme ont grandi côte à côte, le prince n’aurait rien à craindre, mais tout à gagner, à la conversion de l’empire. Prenant le ton d’un évêque du IVe siècle Justin rappelle à Antonin que Dieu demande compte aux souverains des pouvoirs qu’il leur a confiés; il le somme d’édicter des lois contre l’immoralité et réclame à l’occasion l’appui du pouvoir séculier contre les hérétiques.

De cette apologétique, on peut dire qu’elle est parfaitement fondée, tant qu’elle se borne à faire justice des calomnies dirigées contre les mœurs des communautés chrétiennes. Elle l’est déjà bien moins dans sa critique du paganisme : le grief d idolâtrie repose sur une interprétation erronée du culte des statues et préjuge fort imprudemment de l’avenir; attaquer la mythologie, ridiculisée par les poètes comiques et les philosophes, abandonnée ou transformée depuis en un symbolisme édifiant, n’était-ce pas se donner la fausse gloire de triompher d un cadavre! quant au culte des dieux secondaires du polythéisme et, en particulier, des petits dieux romains recensés par Varron, qui eurent le privilège de mettre en verve tout particulièrement Tertullien, comment ne pas voir qu’il préludait à celui des saints et des reliques. L’accusation de plagiat pouvait avec beaucoup plus de justes titres se retourner contre ceux qui avaient la témérité de la porter. La prétention à détenir le monopole de toute vertu et de toute vérité promettait à une société éminemment tolérante en matière religieuse, parce que polythéiste ou sceptique, un beau régime de liberté! Maints arguments se rétorquaient en charges d’accusation contre les Chrétiens, étant de nature à fortifier la suspicion qu’inspirait une affiliation internationale de sectaires, pleins de sarcasmes et d injures à l’égard de la société païenne dont ils se disaient indûment bannis. En dépit de leur protestation de loyalisme, les Apologistes ne déclaraient-ils pas, par exemple, que leur vraie patrie n’était pas de ce monde et qu’une seule loi était rigoureusement exécutoire, une loi divine intolérante et étroite ?

En fait, il ne semble pas que les Apologies écrites sous les Antonins aient convaincu « les autorités de l’empire romain ». Il est à présumer qu’elles ne les atteignirent même pas . Les empereurs et leurs conseils, en eussent-ils pris connaissance, auraient trouvé maintes bonnes choses à répliquer. Elles appelaient néanmoins une répartie. Cette répartie, ce fut un philosophe latin, du nom de Celse, qui l’écrivit en grec sous le titre de ’Αληθης Λόγος, c’est-à-dire Exposé de la Vérité ou Discours Vrai. Cet ouvrage nous a été conservé en partie par la réfutation qu’en fit, quelque soixante ans plus tard, Origène. Il constitue la réponse de la -société païenne aux avances et aux critiques des Chrétiens.

3.

De la personne et de la vie de Celse nous ne savons que ce qu’il nous confie de lui-même au cours de son ouvrage ; ce que nous en rapporte, avec beaucoup d’incertitude, son réfutateur, Origène ; et ce que nous en dit son ami Lucien, si toutefois le Celse d’Origène est bien celui de Lucien.

Au cours de son ouvrage, Celse nous apprend qu’il a voyagé en Palestine, en Phénicie, en Égypte, et que ses voyages l’ont pleinment édifié en fait de miracles et de prophéties.

Origène identifie, par simple conjecture, l’auteur du Discours Vrai avec le Celse, auteur d un livre contre les magiciens, auquel Lucien dédia, vers 180, son spirituel traité sur Alexandre d’Abonotique en ces termes : « Ce sont là, ami très cher quelques traits que j’ai choisis à titre d’exemple pour en composer cette histoire. En cela, j’ai voulu t’agréer, toi mon compagnon et mon ami, toi que j’admire entre tous pour ta sagesse, ton amour de la vérité, la douceur de tes mœurs, la sérénité de ta vie, ton affabilité envers qui te fréquente. En outre, ce que je sais n’être point pour te déplaire, j’ai voulu venger Épicure, cet homme vraiment sacré, ce divin génie qui, seul, a réellement connu les charmes de la vérité et les a transmis à ses disciples dont il est devenu le libérateur. » Origène nous déclare (I, 8) que les autres ouvrages de son adversaire prouvent qu’il était épicurien. Cependant, à mesure qu’il avance dans sa réfutation, des doutes lui viennent. Il constate que Celse ne nie pas l’efficacité de la magie et se demande (I, 68) si le Celse du Discours Vrai est bien celui qui, au dire de Lucien, a écrit contre la magie. Dans deux passages (III, 35, III, 80), il le somme de s’expliquer. Plus loin (IV, 54), il déclare que Celse dissimule ses convictions épicuriennes, ou même qu’il s’est finalement amendé ; il en vient même à penser qu’il pourrait bien n’être que le simple homonyme du disciple d’Épicure. Revenant sur cette opinion (V, 34), il se vante d’avoir démontré qu’au fond il est bien de l’École, « quoique tout au long de son ouvrage il n avoue pas qu’il soit épicurien. » Dans les derniers livres du Contra Celsum, Origène cesse de le qualifier comme tel.

Le Celse d Origène est-il l’ami de Lucien, auteur d’un traité contre les magiciens, admirateurs du « génie divin » qui a libéré les âmes des terreurs de la superstition ? Aubé, Pélagaud, Renan, Harnack se prononcent pour l’affirmation ; Keim, Heinz, Neumannn, Koetschau en repoussent l’idée : Zeller et De Faye hésitent. Aucune des deux thèses ne peut être établie avec certitude. Le fait que Celse apparaisse, au cours de son traité contre les Chrétiens, comme un platonicien, n’empêche pas qu’il ait pu vouer, par ailleurs, un culte à Épicure : on est à une époque où le syncrétisme a tout envahi. Le fait de croire aux oracles et aux démons n’exclut pas la possibilité qu’il ait pu écrire contre les magiciens, moins pour nier l’efficacité de leur art que pour dévoiler le charlatanisme de leurs expédients : précisément, sa croyance au merveilleux ne l’empêche pas, au cours de son ouvrage, de démasquer la supercherie des « magiciens ambulants » qu’il a rencontré en Palestine, en Phénicie et en Egypte. C’est qu’il y a pour lui, comme pour tout adepte du surnaturel, un merveilleux véritable et une simulation du merveilleux. La probabilité qu’il se soit rencontré à la même époque deux esprits aussi incisifs, portant le même nom, acharnés à dépister l’imposture dans une même œuvre de salubrité intellectuelle, ne laisse pas que d’être assez faible. Un passage du Discours Vrai est copié presque textuellement d’un dialogue écrit par Lucien en l’honneur de la belle Panthéa, maitresse de Lucien Verus. Commentant ce dicton, accrédité déjà chez les Anciens : belle et bête, Lucien écrit des femmes dont l’esprit ne correspond pas à l’attente que fait naître leur beauté : « De telles femmes ressemblent aux édifice sacrés des Egyptiens : Le temple est grand et superbe, rutilant d’or et de peintures, mais si vous cherchez le dieu qui y habite, c’est un singe, un ibis, un bouc ou un chat. » Celse emprunte la même comparaison au sujet des mystères chrétiens : « Quand on s’approche, ce sont des cours et des bois sacrés magnifiques, de spacieux et beaux vestibules, des temples admirables avec d’imposants péristiles ; mais pénètre-t-on au fond du sanctuaire, on trouve que ce qui y est adoré n’est rien d’autre qu’un chat, un singe, un crocodile, un bouc ou un chien. » (III, I7.) D’autre part, ce que Lucien nous dit de Celse correspond bien à la psychologie du polémiste. Il en parle sur le ton de la plus vive admiration. Il vante sa sagesse, son amour de la vérité, l’aménité de son caractère, la douceur de ses mœurs, l’agrément de son commerce. Celse, dans son ouvrage, ne montre jamais ni vilenie ni sectarisme ; il n’entreprend jamais les Chrétiens sous le rapport des mœurs ; il ne fait appel qu’aux sentiments les plus élevés, à leur honnêteté, à leur sincérité, à l’amour de la concorde, au salut des lois et à la cause de la piété. Si, un instant, il les menace dans un accès d’indignation, c’est, de suite après, pour leur faire des ouvertures de paix et leur ménager une voie de conciliation. Son souci constant est de leur prouver que, sans forfaire à l’honneur, sans manquer à leur foi, ils peuvent vivre en paix avec l’Empire, en remplissant tous leurs devoirs de citoyens. Cette attitude révèle un grand fond de tolérance et de générosité, alliée à beaucoup de sagesse. Par ailleurs, nul doute que nous n’ayons à faire à un homme fort spirituel. Sa bonté naturelle ne l’amène pas à abdiquer les droits imprescriptibles de l’esprit. En présence de l’universelle sottise, la reprise de l’homme d esprit est l’ironie. Jamais on n’a mieux fustigé la fatuité juive, la puérilité chrétienne, la mystification des thaumaturges et des prophètes au petit pied. Tout se passe comme si le Celse d’Origène était le sosie de celui de Lucien. On dirait que les deux amis, s’étant donné à tâche de dépister le fanatisme et l’imposture où qu’on les trouve, se sont réparti la besogne. Lucien a laissé dans son œuvre une lacune considérable : il n’a parlé qu’incidemment des Chrétiens, à propos d’Alexandre ; pour dire qu’ils faisaient cause commune avec les épicuriens en vue de démasquer ses supercheries; à propos de Pérégrinus aussi, pour déplorer leur crédulité, qui les désigne comme proie de choix aux imposteurs, et ce zèle funeste de rechercher la mort dans la certitude d’une survie éternelle. Celse, riche des observations recueillies au cours de ses pérégrinations, aurait fait sa part des Juifs et des Chrétiens, dont il avait tout spécialement étudié les écrits, et qu’il semble avoir personnellement fréquentés.

Origène est heureux de l’occasion que lui fournit Lucien de faire de Celse un disciple d’Épicure. Lucien présente son ami comme vouant un culte de dulie à cet homme vraiment divin. On aurait tort de conclure de ces deux témoignages, dont le premier vise avant tout à être injurieux, dont le second manifeste surtout une ferveur personnelle, que l’auteur du Discours Vrai appartienne à la secte. En philosophie, Celse, comme la plupart de ses contemporains, est un éclectique. Épicurien, il l’est par sa façon de repousser tout anthropocentrisme, de nier l’intervention d’une providence particulière dans le train de ce monde. Platonicien, il l’est, par sa façon d’admettre un Dieu suprême, suprasensible, surélevé au-dessus de l’être et de la substance, cause éminente de toutes choses; il l’est encore en faisant sienne l’interprétation du culte polythéiste que Plutarque, Maxime de Tyr, Apulée avaient déduite des Dialogues de Platon. Le Dieu suprême est trop élevé au-dessus du monde sensible pour s’en occuper dans le détail. Il délègue ce souci à des agents subalternes, appelés démons par les Grecs et génies par les Latins, que Celse assimile aux dieux du paganisme et aux anges des Juifs et des Chrétiens. Certes, les démons n’ont besoin de rien et il serait abusif de se confire en dévotion par devers eux; il est néanmoins juste et opportun de reconnaître leurs bienfaits par des sacrifices, car toute piété est salutaire, et servir les dieux inférieurs ne peut qu’agréer au Dieu suprême dont ils relèvent.

Plus encore qu’un philosophe, Celse est un patriote, italien ou romain d’origine, qu’inquiète la menace des Barbares suspendue sur l’empire comme une épée de Damoclès. Lucien, dilettante convaincu de l’incurable sottise humaine, s’en divertit à la façon d un Voltaire, d’un Flaubert ou d’un France. Celse a pour principale préoccupation le salut de l’État. Avec une sagacité sans égale, il pronostique la baisse du sentiment patriotique qu’entraînerait le triomphe du Christianisme, et prophétise l’invasion des Barbares comme son issue naturelle : ce serait le naufrage de la civilisation. Aussi tout ce qui est de nature à affermir l’ordre public, à fortifier la sécurité de l’État lui tient à cœur. Chaque nation a ses dieux qui la protègent tant qu’elle leur demeure fidèle : abandonner ses dieux équivaut pour une nation à se renoncer. La religion romaine est concomitante de la grandeur romaine : donc il faut s’y tenir. Le culte impérial est une religion civique, qui a pour but de renforcer l’autorité de l’Empereur en en exaltant le prestige : donc il faut l’exiger comme preuve de loyalisme.

4

Si la personnalité de Celse est fuyante, rien n’est plus aisé que de dater son ouvrage. Les allusions qu’il contient à la situation de Pempire, à la menace des Barbares, à la proscription des Chrétiens, rapportent sa composition à l’été de 178. D’une part, nous savons que l’Empire fut en repos, une fois la révolte d’Avidius Cassius domptée, de la fin de 176 jusqu’à l’été 178. D’autre part, c’est pendant cette courte période de répit que la situation faite aux Chrétiens parait s’être soudain empirée. Les malheurs du règne de Marc-Aurèle : les invasions des Parthes en Orient ; la formidable poussée sur le Danube des Germains et des Slaves de toute dénomination, Marcomans, Quades, Vandales, Iasyges, Sarmates, qui percèrent jusqu’à Aquilée; les tremblements de terre qui semèrent la ruine et l’épouvante sur tout le littoral d’Ionie, amenant, en I78, l’effondrement du superbe temple construit par Hadrien à Cyzique ; les ravages d’une longue et terrible peste qui, partie de l’Orient vers 162, sévit six ou sept ans dans tout l’empire; la révolte enfin, d’Avidius Cassius surexcitèrent l’imagination populaire. Les foules y virent une manifestation de la colère divine attribuée par les Chrétiens à l’impiété idolâtrique des païens, et par les païens à « l’athéisme » des Chrétiens. « Ceux-là écrit Tertulien allèguent que, de toute calamité publique, de tout désagrément populaire, les Chrétiens sont la cause... La terre tremble telle, la famine, la peste, sévissent-elles, aussitôt on crie : les Chrétiens aux bêtes. » C’est en 177 que se place la sombre tragédie des martyrs de Lyon. S’il faut en croire Méliton, cité par Eusèbe, il y eut à cette époque explosion de violences et de nouveaux édits dans la province proconsulaire d’Asie. C’est à cette époque que fut adressée aux empereurs Marc-Aurèle et Commode l’apologie d’Athénagore.

On aimerait savoir que Celse fut des familiers de l’auteur des Pensées. Il nous plairait d imaginer le saint empereur, à son départ de Rome, le 5 août 178, pour ces interminables guerres du Danube qu’il voulait couronner par la formation de provinces frontières solides, confiant à l’ami de Lucien, au reçu de l’apologie d’Athénagore, le soin de convaincre à la raison les Chrétiens impénitents, qui, factieux et déserteurs, se posaient, dans leurs mémoires justificatifs, en une attitude de plaignants. Que Celse ait eu connaissance d’une grande partie de la littérature apologétique, en particulier des écrits de Justin, c’est ce dont il ne parait pas possible de douter. Il mettait un soin extrême à s’enquérir, à converser avec les Chrétiens, à se procurer leurs ouvrages. On ne trouve plus trace chez lui des commérages odieux qu’avait endossés Fronton et que Minucius Felix a mis dans la bouche de Coecilius, son porte-parole. Pour Celse, il ne fait pas de doute que les mœurs des Chrétiens ne soient généralement honnêtes et il déclare expressément qu’il ne manque pas, parmi eux, d’esprits ingénieux à défendre leur doctrine : c’est même à ces derniers, les Apologistes, que son livre s’adresse, car « s’ils sont honnêtes, sincères et éclairés, ils entendront le langage de la raison et de la vérité ».

5.

Malgré sa très grande opportunité, le livre de Celse passa inaperçu de son vivant. Les écrivains chrétiens de la fin second siècle et du commencement du troisième n’en parlent jamais. Lorsque Constantin, au lendemain du Concile de Nicée, en 325 ; puis, un siècle plus tard, en 449, les empereurs chrétiens, Théodose II et Valentinien III, prescrivirent la destruction de « tout écrit susceptible d’exiter la colère divine et de blesser les âmes », le livre de Celse ne fut pas mentionné à coté des ouvrages de Porphyre et d’Arius. On en peut conjecturer que l’original depuis longtemps s’en était perdu.

C’est à une curiosité de bibliophile et aux objecta solvuntur d’Origène que nous devons la conservation, en partie du moins, du Discours Vrai. Ambroise, riche Alexandrin à l’affût de toutes les nouveautés religieuses, protecteur et fauteur des études d Origène, découvrit par hasard le livre de Celse environ soixante-dix ans après sa parution et l’envoya à son ami, avec prière instante de le réfuter. Origène déféra à cette prière d’assez mauvais gré. Son humeur perce en son préambule : « Jésus, écrit-il, attaqué et calomnié garda le silence. Encore aujourd’hui on le calomnie et on l’attaque et il se défend simplement par la vie et la conduite de ses vrais disciples, ce qui est la meilleure manière de confondre ses accusateurs. Il faudrait plaindre celui dont la foi pourrait être ébranlée par les discours de Celse ou d’autres semblables, et qui n aurait pas assez, pour se défendre et s’affermir, de l’Esprit saint du Christ qui habite en nous. ». En dépit de cet exorde quelque peu dédaigneux, Ongène ne trouva pas mauvais de rédiger, entre les années 246-249, huit livres pour réfuter les quatre de l’original. Sauf au début, il cite l’ouvrage par tranches et le réfute, opposant argument à argument, se lançant dans de prolixes dissertations pour répondre à telle objection plus particulièrement et le discours vrai embarrassante. Nous possédons ainsi les neuf dixièmes en substance et les sept dixiènes mot à mot de l’ouvrage de Celse. C’est grâce à cette circonstance qu’on a pu le reconstituer assez exactement.

Louis Rougier

Préface

I. Il est une race nouvelle d’hommes nés d’hier, sans patrie ni traditions, ligués contre toutes les institutions religieuses et civiles, poursuivis par la justice, universellement notés d’infamie, mais se faisant gloire de l’exécration commune : ce sont les Chrétiens. Alors que les sociétés autorisées se réunissent ouvertement au grand jour, ils tiennent, eux, des réunions secrètes et illicites pour enseigner et pratiquer leurs doctrines. Ils s’y lient par un engagement plus sacré qu’un serment, s’y unissent en vue de conspirer plus sûrement contre les lois et de résister plus aisément aux dangers et aux supplices qui les menacent.

2. Leur doctrine vient d’une source barbare. Ce n’est pas qu’on songe à le leur imputer à grief : les Barbares, à coup sûr, sont capables d’inventer des Dogmes ; mais la sagesse barbare vaut peu par elle-même, que ne corrige, n’épure et ne parfait la raison grecque. Les périls qu’affrontent les Chrétiens pour leurs croyances, Socrate les a su braver pour les siennes avec un courage inébranlable et une sérénité merveilleuse. Les préceptes de leur morale, dans ce qu’ils contiennent de meilleur, les philosophes les ont enseignés avant eux. Leurs critiques à l’adresse de l’idolâtrie, consistant à dire que les statues ouvrées par des hommes souvent méprisables ne sont pas des dieux, ont été maintes fois ressassées. Ainsi Héraclite a écrit : « Adresser des prières à des images, sans savoir ce que sont les dieux et les héros, autant vaut parler à des pierres ! »

3. Le pouvoir qu’ils semblent posséder leur vient de noms mystérieux et de l’invocation de certains démons. C’est par magie que leur maître a réalisé tout ce qui a paru étonnant dans ses actions; ensuite il a eu grand soin d’avertir ses disciples d’avoir à se garder de ceux qui, connaissant les mêmes secrets, pourraient en faire autant et se targuer comme lui de participer à la puissance divine. Plaisante et criante contradiction ! S’il condamne à juste titre ceux qui l’imitent, comment la condamnation ne se retourne-t-elle pas contre lui ? Et s’il n’est ni imposteur ni pervers pour avoir accompli ses prestiges, comment ses imitateurs, du fait d’accomplir les mêmes choses, le seraient-ils plus que lui ?

4. En somme, leur doctrine est une doctrine secrète : à la conserver ils mettent une constance indomptable, et je ne saurais leur faire un reproche de leur fermeté. La vérité vaut bien qu’on souffre et qu’on s’expose pour elle, et à Dieu ne plaise que je veuille insinuer qu’un homme doive parjurer sa foi, ou feindre de l’abjurer, pour se dérober aux dangers qu’elle peul lui faire courir parmi les hommes. Ceux qui ont l’âme pure se portent d’un élan naturel vers Dieu avec lequel ils ont de l’affinité, et ne désirent rien tant que d’élever toujours vers lui leur pensée et leur discours. Encore faut-il que la foi qu’on confesse soit fondée en raison. Ceux qui croient sans examen tout ce qu’on leur débite ressemblent à ces malheureux dont les charlatans font leur proie, qui courent derrière les Métragyrtes, les prêtres de Mithra ou de Sabazios et les dévots d’Hécate ou d’autres divinités semblables, la tête chavirée de leurs extravagances et de leurs fourberies. Il en est de même des Chrétiens. D’aucuns d’entre eux ne veulent ni donner, ni écouter les raisons de ce qu’ils ont adopté. Ils disent communément : N’examinez point, croyez seulement, votre foi vous sauvera; et encore : La sagesse de cette vie est un mal, et la folie un bien.

5. S’ils consentent à me répondre, non que j’ignore ce qu’ils disent, — car je suis là-dessus pleinement renseigné, — mais comme à un homme qui ne leur veut pas particulièrement de mal, tout ira bien. Mais s’ils refusent et se dérobent derrière leur formule habituelle : N’examinez point, etc..., il faut au moins qu’ils m’apprennent quelles sont au fond ces belles doctrines qu’ils apportent au monde, et d’où ils les ont tirées.

Toutes les nations les plus vénérables par leur antiquité s’accordent entre elles sur les dogmes fondamentaux. Égyptiens, Assyriens, Chaldéens, Hindous, Odryses, Perses, Samothraciens et Grecs ont des traditions à peu près semblables. C’est chez ces peuples et non ailleurs qu’il faut chercher la source de la vraie sagesse qui s’est en suite répandue partout en mille ruisseaux séparés. Leurs sages, leurs législateurs, Linus, Orphée, Musée, Zoroastre et autres, sont les plus antiques fondateurs et interprètes de ces traditions, et les patrons de toute culture. Nul ne songe à compter les Juifs parmi les pères de la civilisation, ni à accorder à Moïse un honneur égal à celui des plus anciens sages. Les histoires qu’il a contées à ses compagnons sont de nature à nous édifier pleinement sur qui il était et qui étaient ceux ci. Les allégories par lesquelles on a tenté de les accommoder au bon sens sont insoutenables : elles révèlent chez ceux qui s’y sont essayés plus de complaisance et de bonté d’âme que d’esprit critique. Sa cosmogonie est d’une puérilité qui dépasse les bornes. Le monde est autrement vieux qu’il ne croit ; et, des diverses révolutions qui l’ont bouleversé, soit des conflagrations, soit des déluges, il n’a entendu parler que du dernier, celui de Deucalion, dont le souvenir plus récent a fait passer oubli sur les précédents. C’est donc pour s’être instruit auprès de nations sages et de doctes personnages, auxquels il a emprunté ce qu’il a établi de meilleur parmi les siens, que Moïse a usurpé le nom d’ « homme divin » que les Juifs lui confèrent. Ceux-ci avaient déjà emprunté aux Égyptiens la circoncision. Ces gardeurs de chèvres et de brebis, s’étant mis à la suite de Moïse, se laissèrent éblouir par des impostures dignes de paysans et persuader qu’il n’y a qu’un Dieu, qu’ils nomment le Très-Haut, Adonaï, le Céleste, Sabaoth ou de quelque autre nom qu’il leur plaît (peu importe, du reste, la dénomination que l’on attribue au Dieu suprême : Zeus, comme font les Grecs, ou toute autre, comme les Égyptiens et les Hindous). En outre, les Juifs adorent les anges et pratiquent la magie dont Moïse a été le premier à leur donner l’exemple. Mais passons, nous réservant de revenir sur tout cela par la suite.

6. Telle est la lignée d’où sont issus les Chrétiens. La rusticité des Juifs ignares s’est laissée prendre aux prestiges de Moïse. Et, dans ces derniers temps, les Chrétiens ont trouvé parmi les Juifs un nouveau Moïse qui les a séduits mieux encore. Il passe auprès d’eux pour le fils de Dieu et il est l’auteur de leur nouvelle doctrine. Il a rassemblé autour de lui, sans choix, un ramas de gens simples, perdus de mœurs et grossiers, qui constituent la clientèle ordinaire des charlatans et des imposteurs, de sorte que la gent qui s’est donnée à cette doctrine permet déjà d’apprécier quel crédit il convient de lui accorder. L’équité oblige pourtant à reconnaître qu’il en est parmi eux dont les mœurs sont honnêtes, qui ne sont point complètement dénués de lumières, ni ne manquent pas d’ingéniosité pour se tirer d’affaires au moyen d’allégories. C’est à eux que ce livre s’adresse proprement, car, s’ils sont honnêtes, sincères et éclairés, ils entendront la voix de la raison et de la vérité.

Livre premier — Critique du Christianisme du point de vue du Judaïsme

I. Celse met en scène un Juif qui prend directement Jésus à partie et conteste son origine divine.

7. Tu as commencé par te fabriquer une filiation fabuleuse, en prétendant que tu devais ta naissance à une vierge. En réalité, tu es originaire d’un petit hameau de la Judée, fils d’une pauvre campagnarde qui vivait de son travail. Celle-ci, convaincue d’adultère avec un soldat Panthère, fut chassée par son mari, charpentier de son état. Expulsée de la sorte et errant çà et là ignominieusement, elle te mit au monde en secret. Plus tard, contraint par le dénuement à t’expatrier, tu te rendis en Égypte, y louas tes bras pour un salaire, et là, ayant appris quelques uns de ces pouvoirs magiques dont se targuent les Égyptiens, tu revins dans ton pays, et, enflé des merveilleux effets que tu savais produire, tu te proclamas Dieu.

8. Serait-ce par hasard que ta mère eût été belle au point que Dieu, dont la nature pourtant ne souffre pas qu’il s’abaisse à aimer les simples mortelles, voulut jouir de ses embrassements ? Mais il répugne à Dieu qu’il ait aimé une femme sans fortune ni naissance royale comme ta mère, car personne, même ses voisins, ne la connaissait. Et, lorsque le charpentier se prit de haine pour elle et la chassa, ni la puissance divine ni le Logos, habile à persuader, ne put la sauvegarder d’un pareil affront. Il n’y a rien là qui fasse pressentir le Royaume de Dieu.

9. Il est vrai que, lors de ton baptême par Jean dans le Jourdain, tu allègues qu’à ce moment précis une ombre d’oiseau descendit sur toi du haut des airs et qu’une voix céleste te salua du nom de Fils de Dieu. Mais quel témoin digne de créance a vu ce fantôme ailé ; qui a ouï cette céleste voix qui te saluait du nom Fils de Dieu, qui, si ce n’est toi et, s’il faut t’en croire, un de ceux qui ont été châtiés avec toi ?

10. Mon prophète, il est vrai, a dit autrefois dans Jérusalem, qu’un fils de Dieu viendrait pour rendre justice aux fidèles et châtier les méchants. Mais pourquoi serait-ce à toi plutôt qu’à mille autres nés depuis cette prédiction que cette prophétie devrait proprement s’appliquer ? Nombreux sont les fanatiques et les imposteurs qui se donnent pour envoyés d’en haut en qualité de Fils de Dieu. Si, comme tu le prétends, tout homme qui naît conformément aux décrets de la Providence est Fils de Dieu, quelle différence y a-t-il entre toi et les autres ? Et beaucoup sans doute réfuteront tes prétentions, et prouveront que c’est à eux-mêmes que s’appliquent toutes ces prophéties que tu as mises à ton compte.

11. Tu racontes que des Chaldéens, ne pouvant se tenir à l’annonce de ta naissance, se mirent en route pour venir t’adorer comme Dieu, alors que tu étais encore au berceau; qu’ils an noncèrent la nouvelle à Hérode le Tétrarque, et que celui-ci, dans la crainte que, devenu grand, tu n’usurpasses son trône, fit égorger tous les enfants du même âge pour te faire périr à coup sûr. Mais, si Hérode a fait cela mû par la crainte que plus tard tu ne prisses sa place, pourquoi, arrivé à l’âge d’homme, n’as-tu pas régné? Pourquoi te vit-on alors, toi, le Fils de Dieu, vagabond de malheur, ployé sous la frayeur, désemparé, courant le pays avec tes dix ou onze acolytes ramassés dans la lie du peuple, parmi des publicains et des mariniers sans aveu, et gagnant honteusement une précaire subsistance ? Pourquoi fallut-il qu’on t’emportât en Égypte ? Pour te sauver de l’extermination par l’épée?

Mais un Dieu ne peut craindre la mort. Un ange vint tout exprès du ciel t’ordonner à toi et à tes parents de fuir. Le grand Dieu, qui avait déjà pris la peine d’envoyer deux anges pour toi, ne pouvait-il donc préserver son propre fils dans son propre pays ? Aux vieilles légendes qui racontent la naissance divine de Persée, d’Amphion, d’Éaque,de Minos, nous n’ajoutons plus foi aujourd’hui. Encore sauvent-elles au moins la vraisemblance, en ce qu’elles attribuent à ces personnages des actions vraiment grandes, admirables et utiles aux hommes. Mais toi, qu’as-tu dit ou qu’as-tu fait de si merveilleux ? Dans le Temple, l’insistance des Juifs n’a pu t’arracher un seul signe qui eût manifesté que tu étais vraiment le Fils de Dieu.

12. On rapporte, il est vrai, et on enfle à plaisir maints prodiges surprenants que tu as opérés, guérisons miraculeuses, multiplication de pains et autres choses semblables. Mais ce sont là des tours d’adresse qu’accomplissent couramment les magiciens ambulants sans qu’on pense pour cela à les regarder comme fils de Dieu.

13. Le corps d’un Dieu ne saurait être fait comme le tien ; le corps d’un Dieu n’eût pas été formé et procréé comme l’a été le tien ; le corps d’un Dieu ne se nourrit pas comme tu t’es nourri ; le corps d’un Dieu ne se sert pas d’une voix comme la tienne, ni des moyens de persuasion que tu as mis en œuvre : Le sang qui coula de ton corps ressemble-t-il à celui qui coule dans les veines des dieux ? Quel Dieu, quel fils de Dieu, celui que son père n’a pu sauver du supplice le plus infamant et qui n’a pu lui-même s’en préserver ?

14. Ta naissance, tes actions, ta vie ne sont pas d’un Dieu, mais d’un homme haï de Dieu et d’un misérable goëte.

2. Celse imagine que le Juif s’adresse alors aux Chrétiens : raisons qui empêchent de reconnaître en Jésus le Fils de Dieu

15. D’où vient, ô compatriotes, que vous ayez apostasié la loi de nos pères et que, vous étant laissés ridiculement gruger par cet imposteur, vous nous ayez quittés pour adopter une autre loi et un autre genre de vie ? Trois jours sont à peine écoulés depuis que nous avons puni celui qui vous mène comme un troupeau : ce peu de temps vous a suffit pour abandonner la loi de vos ancêtres ! C’est notre religion qui sert de fondement à vos croyances : comment pouvez-vous la rejeter maintenant ? Si, en effet, quelqu’un vous a prédit que le Fils de Dieu devait des cendre dans le monde, c’est un des nôtres, un prophète inspiré par notre Dieu, Jean, qui a baptisé votre Jésus, et Jésus même, né parmi nous, était aussi des nôtres, vivait selon notre Loi et observait nos rites. Il a subi parmi-nous la juste rétribution de ses crimes. Ce qu’il vous a débité avec outrecuidance de la résurrection, du jugement (dernier), des récompenses et des peines réservées aux méchants, ne sont que vieilles sornettes qui courent nos livres et sont depuis longtemps considérées comme surannées. Bon nombre d’autres auraient pu paraître tels que votre Jésus à qui se serait prêté à se laisser berner.

16. Ceux qui croient au Christ font un crime aux Juifs de n’avoir pas reçu Jésus pour Dieu. Comment donc, nous qui avions appris à tous les hommes que Dieu devait envoyer ici-bas le ministre de sa justice pour punir les méchants, comment l’eussions-nous outragé à sa venue ? Eût-il été expédient de traiter avec ignominie celui dont nous avions prédit l’avènement ? Dans quel but ? afin d’attirer sur nous un surcroît de colère divine? Mais comment recevoir pour Dieu celui qui, entre autres griefs qu’on lui adressait, ne fit rien de ce qu’il avait promis ? Qui, convaincu, jugé, condamné au supplice, se sauva honteusement et fut pris grâce à la trahison de ceux-là même qu’il appelait ses disciples ? Était-ce d’un Dieu de se laisser lier, emmener comme un criminel ? Bien moins encore convenait-il qu’il fût abandonné, trahi par ses familiers, qui le suivaient comme un maître et voyaient en lui le Messie, Fils et envoyé du grand Dieu. Un bon général qui commande à des milliers de soldats ne trouve jamais un traître parmi eux, il en est de même d’un misérable chef de brigands commandant à des hommes perdus, tant que ceux-ci trouvent profit à le suivre; mais Jésus, trahi par ses compagnons, ne sut pas se faire obéir comme un bon général, ni après avoir fait ses dupes j’entends ses disciples ne parvint seulement à leur inspirer ce dévouement qu’un chef de brigands obtient de sa bande.

17. On sait comment il a fini, la défection des siens, la condamnation, les sévices, les outrages et les douleurs de son supplice. Ce sont là des faits avérés, qu’on ne saurait déguiser, et vous n’irez pas jusqu’à soutenir que ces épreuves n’ont été qu’une vaine apparence aux yeux des impies, et qu’en réalité il n’a pas souffert. Vous avouez ingénument qu’il a souffert en effet. Mais l’imagination de ses disciples a trouvé une adroite défaite : il avait prévu lui-même et prédit tout ce qui lui est arrivé. La belle justification ! C’est comme si, pour prouver qu’un homme est juste, on établissait qu’il a commis des injustices ; pour prouver qu’il est irréprochable, on montrait qu’il a versé le sang ; pour prouver qu’il est immortel, on témoignait qu’il est mort, en ajoutant qu’il avait prédit tout cela. Mais quel Dieu, quel démon, quel homme de sens, sachant d’avance que de pareils maux le menacent, ne les éviterait s’il en avait le moyen, au lieu de foncer tête baissée dans les dangers qu’il a prévus ? Si Jésus a prédit la trahison de l’un et le reniement de l’autre, comment on-t-ils osé, l’un trahir, l’autre renier celui qu’ils savaient devoir redouter comme un Dieu ? Ils le trahirent pourtant et le renièrent sans la moindre appréhension. Un homme contre qui on conspire, qui le sait, qui prévient les conjurés, les fait par cela même changer de dessein et se tenir sur leurs gardes. Ces événements ne sont donc pas arrivés parce qu’ils avaient été prédits. Cela eût été impossible. Le fait qu’ils se soient produits prouve qu’il est faux qu’ils aient été prédits. Il est impossible que des gens prévenus eussent persisté à trahir ou à renier.

18. Mais Jésus qui a prédit toutes ces choses était Dieu ; il fallait donc absolument que tout ce qu’il avait prédit arrivât. Un Dieu aurait induit ses propres disciples, avec lesquels il partageait le pain et le vin, en cet abîme d’impiété et de scélératesse, lui qui était venu pour faire du bien à tous les hommes et, plus qu’à tous autres, à ceux avec lesquels il avait eu un commerce quotidien ! Vit-on jamais homme tendre des pièges à ses hôtes ? Or, ici, c’est le commensal d’un Dieu qui lui dresse des embûches ; et, ce qui répugne plus encore, le Dieu dresse luimême des embûches à ses compagnons et en fait des traîtres et des impies.

19. Que si ce qui est advenu est arrivé parce qu’il l’a bien voulu, si c’est pour obéir à son père qu’il a enduré d’être supplicié, il est clair que cet accident, affectant un Dieu qui s’y soumet librement et de propos délibéré, n’a pu lui causer ni douleur ni peine. Pourquoi pousse-t-il alors des plaintes et des gémissements et prie-t-il que le dénouement qui l’effraie lui soit épargné : O mon père, s’il se peut, que ce calice s’éloigne de moi !

20. La vérité est que tous ces prétendus faits ne sont que des mythes que vos maîtres et vous-mêmes avez fabriqués, sans parvenir seulement à donner à vos mensonges une teinte de vraisemblance, bien qu’il soit de toute notoriété que plusieurs parmi vous, semblables à des gens pris de vin qui portent la main sur eux-mêmes, ont remanié à leur guise, trois ou quatre fois et plus encore, le texte primitif de l’Évangile, afin de réfuter ce qu’on vous objecte.

21. [En vain alléguerez-vous les prophéties] : il y en a une infinité d’autres auxquels elles pourraient s’appliquer à plus juste titre. C’est la venue d’un grand monarque, maître de toute la terre, de toutes les nations et de toutes les armées, que les prophètes ont annoncée et non celle d’un pareil fléau. D’ailleurs, quand il s’agit de Dieu ou du Fils de Dieu, ce n’est pas sur de tels indices, sur d’équivoques exégèses, sur de si pauvres témoignages qu’on peut étayer sa créance. Comme le soleil en illuminant l’univers est son propre témoignage à lui même, ainsi devait-il en être du Fils de Dieu.

22. Vainement, par une surenchère de subtilité, avez-vous identifié le Fils de Dieu avec le Logos divin. En fait, au lieu de ce pur et saint Logos, vous ne nous présentez qu’un individu ignominieusement conduit au supplice, battu de verges. Nous aussi, nous vous approuverions, si c’était le Verbe de Dieu que vous regardiez comme son fils : mais comment le reconnaître dans ce hâbleur et ce goëte ? La généalogie que vous lui avez fabriquée et qui partant du premier homme fait descendre Jésus des anciens rois, est un chef-d’œuvre d’orgueilleuse fantaisie. La femme du charpentier, eût-elle eu pareils aïeux, ne l’eût sans doute pas ignoré.

23. Et qu’a donc fait Jésus de si grand, qui témoigne l’œuvre d’un Dieu ? Le vit-on, méprisant ses adversaires, se faire un jeu des événements d’ici-bas ? [A-t-il dit seulement comme le personnage de la tragédie :] Dieu me délivrera lui même quand je le voudrai. Vous savez que celui qui le condamna n’a pas été puni comme Penthée, qui fut pris de transports furieux et mis en pièces. Et, s’il en a été empêché plus tôt, que tarde-t-il à faire éclater sa nature divine ? Que ne se lave-t-il enfin de l’ignominie de sa mort ? Que ne venge-t-il les injures de ceux qui l’ont outragé, lui et son père? Et le sang qui sortit de sa blessure, était-il semblable à celui qui coule dans les veines des Dieux ? Et l’ardeur de la soif, que le premier venu sait supporter, fut telle chez lui, qu’il but à plein gosier du fiel et du vinaigre !

24. Vous nous faites un crime, race crédule, de ne pas le recevoir pour Dieu, de ne pas admettre que c’est pour le bien des hommes qu’il a souffert, afin que nous apprenions nous aussi à mépriser les supplices. Mais, la réalité est que, après avoir vécu sans avoir su persuader personne, pas même ses propres disciples, il a été exécuté et a souffert ce qu’on sait. Il n’a su, ni se préserver du mal, ni vivre exempt de tout reproche. Vous n’irez pas jusqu’à prétendre que, n’ayant pu gagner personne ici-bas, il s’en est allé dans l’Hadès pour en séduire les habitants.

25. Si vous pensez que c’en est assez d’alléguer, pour votre justification, les absurdes raisons qui vous ont ridiculement abusés, qu’est-ce qui empêche de considérer tous ceux qui ont été condamnés et ont quitté la vie d’une manière plus misérable encore, comme de plus grands et de plus divins envoyés ? D’un voleur et d’un assassin suppliciés, on pourrait dire avec une égale impudence : « Ce ne fut pas un criminel, mais un Dieu ; car il a prédit à ses complices qu’il endurerait ce qu’il a souffert. »

26. Au cours de sa vie ici-bas, tout ce qu’il a pu faire fut d’attirer à lui une dizaine de méchants mariniers et publicains, et encore n’a-t-il pas réussi à se les concilier tous. Or, ceux-ci, qui vivaient en familiarité avec lui, qui entendaient sa voix, qui le reconnaissaient pour maître, quand ils le virent torturé et mourant, ne voulurent ni mourir avec lui ni mourir pour lui; ils oublièrent le mépris des supplices ; bien mieux, ils nièrent qu’ils fussent ses disciples. C’est vous aujourd’hui qui voulez bien mourir avec lui Mais n’est-ce pas là le comble de l’absurde : vivant, il n’a pu convaincre personne ; mort, il n’est que de le vouloir pour convertir quantité de gens !

27.Quelle raison vous a autorisés à croire qu’il était le Fils de Dieu ? C’est, dites-vous, qu’il a souffert le supplice pour détruire la source du péché. Mais n’y en a-t-il pas des milliers d’autres qui ont été exécutés et avec non moins d’ignominie ?

C’est qu’il a guéri des boiteux et des aveugles, et, à ce que vous assurez, ressuscité des morts. O lumière et vérité ! De sa propre bouche, d’après vos propres livres, ne vous a-t-l pas annoncé que d’autres se présenteront à vous, usant des mêmes pouvoirs, qui ne seraient que des méchants et des imposteurs, et ne parle-t-il pas d’un certain Satan qui doit imiter ses prodiges. N’est-ce pas laisser à entendre que ces prodiges n’ont rien de divin, mais sont le fruit de pratiques impures ? En projetant sur les autres la lumière de la vérité, il s’est confondu lui-même du même coup. Quelle pauvreté que d’induire des mêmes actes, que celui-ci est un Dieu et ceux-là des charlatans ! Pourquoi donc, à propos des mêmes faits de son propre aveu, taxer de scélératesse autrui plutôt que lui? Nous retiendrons son témoignage : il a reconnu que les prodiges ne sont pas la marque d’une vertu divine, mais les indices manifestes de l’imposture et de la perversité.

28. Quelle raison, en fin de compte, vous persuade de croire en lui ? Est-ce parce qu’il a prédit qu’après sa mort il ressusciterait ? — Eh bien, soit, admettons qu’il ait dit cela. Combien d’autres débitent d’aussi merveilleuses rodomontades pour abuser et exploiter la crédulité populaire ? Zamolxis de Scythie, esclave de Pythagore, en fit autant, diton, et Pythagore lui-même en Italie, et Rhampsonit d’Égypte, dont on rapporte qu’il joua aux dés dans l’Hadès avec Déméter et revint sur la terre avec un voile d’or que la déesse lui avait donné. Et Orphée chez les Odryses, et Protésilas en Thessalie, et Hercule, et Thésée à Ténare ? Il conviendrait préalablement d’examiner si jamais homme, réellement mort, est ressuscité avec le même corps. Pourquoi traiter les aventures des autres de fables sans vraisemblance, comme si l’issue de votre tragédie avait bien meilleur air et était plus croyable, avec le cri que votre Jésus jeta du haut du poteau en expirant, le tremblement de terre et les ténèbres ? Vivant, il n’avait rien pu faire pour lui-même ; mort, dites-vous, il ressuscita et montra les stigmates de son supplice, les trous de ses mains. Mais qui a vu tout cela ? Une femme en transports, à ce que vous avouez vous-mêmes, et quelqu’autre ensorcelé de la même sorte, soit que le prétendu témoin ait rêvé ce que lui suggérait son esprit troublé ; soit que son imagination abusée ait donné corps à ses désirs, comme il arrive si souvent; soit plutôt qu’il ait voulu frapper l’esprit des hommes par un récit si merveilleux et, au prix de cette imposture, fournir une matière à ses confrères en charlatanisme. A son tombeau se présentent, ceux-ci disent un ange, ceux-là disent deux anges, pour annoncer aux femmes qu’il est ressuscité ; car le Fils de Dieu, à ce qu’il paraît, n’avait pas la force d’ouvrir tout seul son tombeau; il avait besoin que quelqu’un vint déplacer la pierre... Si Jésus voulait faire éclater réellement sa qualité de Dieu, il fallait qu’il se montrât à ses ennemis, au juge qui l’avait condamné, à tout le monde. Car, puisqu’il avait passé par la mort et au surplus qu’il était Dieu, comme vous le prétendez, il n’avait rien à redouter de personne ; et ce n’était pas apparemment pour qu’il cachât son identité qu’il avait été envoyé. Au besoin même, pour mettre sa divinité en pleine lumière, aurait-il dû disparaître subitement de dessus la croix. Quel messager vit-on jamais se dissimuler au lieu d’exposer l’objet de sa mission ? Était-ce parce qu’on doutait qu’il fût venu ici-bas en chair et en os, alors qu’on était persuadé de sa résurrection, que, de son vivant, il se prodigue, tandis que, une fois mort, il ne se laisse voir qu’à une femmelette et à des comparses ? Son supplice a eu d’innombrables témoins ; sa résurrection n’en a qu’un seul. C’est le contraire qui eût dû avoir lieu. S’il voulait rester ignoré, pourquoi une voix divine proclame-t-elle hautement qu’il est le Fils de Dieu ? S’il voulait être connu, pourquoi s’est-il laissé entraîner au supplice, pourquoi est-il mort ? S’il voulait par son exemple apprendre à tous les hommes à mépriser la mort, pourquoi a-t-il dérobé sa présence au plus grand nombre, après sa résurrection ? Pourquoi n’a-t-il pas appelé tous les hommes autour de lui, pour exposer publiquement dans quel but il était venu sur la terre ?

29. O Très-Haut ! ô Dieu du ciel ! quel Dieu se présentant aux hommes les trouve jamais incrédules, surtout quand il apparaît au milieu de ceux qui soupirent après lui ! Comment ne serait-il pas reconnu de ceux qui l’attendent depuis longtemps !

30. Et que dire de son caractère irritable, si prompt aux imprécations et aux menaces ? de ses « Malheur à vous ! » « Je vous annonce... » À user de tels procédés, il avoue bien qu’il est impuissant à persuader ; et ses moyens ne conviennent guère à un Dieu, pas même à un homme de sens.

31. En tout cela nous n’avons rien tiré que de vos propres Écritures : nous n’avons que faire d’autres témoignages contre vous. Vous vous réfutez assez vous-mêmes.

32. Oui, certes, nous gardons l’espérance que nous ressusciterons un jour corporellement et jouirons de l’immortalité, et que le Messie que nous attendons sera le modèle et l’initiateur de cette vie nouvelle, et manifestera qu’il n’est rien d’impossible pour Dieu. Mais où donc est-il, afin que nous le voyions et le reconnaissions ? Si c’était celui que vous nous proposez, il ne serait descendu ici-bas qu’à seule fin de faire de nous des incrédules ? Non, ce ne fut qu’un homme. L’expérience nous l’a fait voir tel et la raison nous en convainc.

Livre second — Critique de l’apologétique des Juifs et des Chrétiens

3. Origine, clientèle et méthode de prosélytisme des Chrétiens

33. Il n’y a rien au monde de si ridicule que la dispute des Chrétiens et des Juifs au sujet de Jésus, et leur controverse rappelle proprement ce proverbe : « Se quereller pour l’ombre d’un âne. » Il n’y a rien de fondé dans ce débat où les deux parties conviennent que des prophètes inspirés par un esprit divin ont prédit la venue d’un Sauveur du genre humain, mai ne s’entendent pas sur le point de savoir si le personnage annoncé est venu effectivement ou non. [De même que] les Juifs sont des Égyptiens d’origine, qui ont quitté leur pays à la suite de leur sédition contre l’État égyptien et du mépris qu’ils avaient conçu pour leur religion nationale, le même traitement qu’ils avaient infligé aux Égyptiens, ils l’ont souffert de ceux qui ont suivi Jésus et ont eu foi en lui comme dans le Christ. Dans l’un et l’autre cas, la raison du schisme a été l’esprit de sédition contre l’État. Il a fait que des Égyptiens se sont séparés de la mère patrie pour devenir Juifs, et qu’au temps de Jésus d’autres Juifs se sont détachés de la communauté juive pour se mettre à la suite de Jésus. Cet esprit de faction est encore tel aujourd’hui chez les Chrétiens que, si tous les hommes voulaient se faire Chrétiens, ceux-ci ne le toléreraient pas. À l’origine, quand ils n’étaient qu’un petit nombre, ils étaient tous animés des mêmes sentiments ; depuis qu’ils sont devenus multitude, ils se sont divisés en sectes dont chacune prétend faire bande à part, comme ils le firent primitivement Ils s’isolent de nouveau du grand nombre, s’anathématisent les uns les autres, n’ayant plus de commun, pour ainsi dire, que le nom, si tant est qu’ils l’aient encore. C’est la seule chose qu’ils aient eu honte d’abandonner ; car, pour le reste, les uns professent une chose, les autres une autre.

34. Ce qu’il y a de remarquable dans leur société, c’est qu’on peut les convaincre de ne l’avoir établie sur aucun principe sérieux, à moins qu’on ne regarde comme tel l’esprit de parti, la force qu’on peut y puiser pour soi et la crainte des autres, car c’est là le fondement de leur communauté. [Des enseignements ésotériques achèvent de la cimenter, formés d’] on ne sait quels méchants contes fabriqués avec de vieilles légendes dont ils remplissent d’abord les imaginations de leurs adeptes, comme on étourdit du bruit des tambourins ceux qu’on initie aux mystères des Corybantes. [Certes, leurs mystères ne manquent pas de beaux dehors, mais il en est comme des temples égyptiens.] Dès qu’on approche, on voit des cours et des bois sacrés magnifiques, de spacieux et beaux vestibules, des temples admirables avec d’imposants péristyles ; mais si l’on pénètre au fond du sanctuaire, on trouve que ce qu’on y adore n’est rien autre qu’un chat, un singe, un crocodile, un bouc ou un chien. Encore, pour les initiés, il y a là quelque chose qui n’est ni vil ni frivole. Ces symboles en effet ne méritent pas le mépris, car ils sont au fond un hommage rendu, non à des animaux périssables, comme le croit le vulgaire, mais à des idées éternelles. Les Chrétiens qui raillent le culte égyptien sont bien naïfs, car ce qu’ils enseignent à propos de Jésus n’a rien de plus relevé que les boucs ou les chiens de ces temples.

35. [Pareillement, c’est à tort qu’ils se moquent de Castor et de Pollux, d’Héraclès, de Dionysos et d’Asclépios], n’admettant point qu’on les reçoive pour dieux, parce que, quelque éclatants services qu’ils aient pu rendre à l’humanité, ils furent primitivement de simples mortels ; au lieu que, pour ce qui est de Jésus, ils prétendent qu’après sa mort il est apparu à ses compagnons en personne ; — en personne, entendez son ombre — [et veulent par là qu’on le reconnaisse pour Dieu. De telles apparitions posthumes sont pourtant monnaie courante.] Aristée de Proconnèse, après avoir miraculeusement disparu, se fit ensuite voir à divers témoins et en plusieurs endroits. Apollon lui-même avait recommandé aux habitants de Métaponte de le mettre au rang des dieux ; cependant nul ne le regarde plus comme tel aujourd’hui. Pareillement, aucun ne considère comme dieu l’hyperboréen Abaris, qui possédait cependant le prodigieux pouvoir de se transporter d’un lieu à un autre avec la rapidité d’une flèche, ni le Clazoménien [Hermotime] dont, entre autres traits surprenants, on raconte que l’âme, s’échappant du corps qu’elle animait, errait cà et là seule et libre ; ni Cléomène d’Astypalée qui, enfermé dans un coffre dont on maintenait le couvercle, n’y fut plus retrouvé : ceux qui brisèrent le coffre constatèrent qu’il s’était subtilisé par l’effet de quelque puissance merveilleuse. On pourrait citer bien d’autres histoires de ce genre.

36. En rendant un culte à leur supplicié, les Chrétiens en tout cas ne font rien de plus que les Gètes avec Zamolxis, les Ciliciens avec Mopse, les Acharnaniens avec Amphiloque, les Thébains avec Amphiaraos, les Lébadiens avec Trophonios. Semblablement, les Égyptiens ont élevé des autels à Antinous et lui rendent des honneurs religieux, sans songer pour cela à le mettre sur le même pied que Zeus et Apollon. Telle est la vertu de la foi qui s’en prend au premier objet qui se présente ! C’est la foi aveugle dont ils sont férus, qui a créé ce parti de Jésus. D’un être qui a eu un corps mortel, ils font un dieu et pensent en cela agir avec piété. Sa chair cependant était plus corruptible que l’or, l’argent ou la pierre, elle était faite du plus impur limon. Peut-être [diront-ils] qu’en se dépouillant de cette corruption, il sera devenu dieu ? Mais pourquoi ne le dirait-on pas plutôt d’Asclépios, de Dionysos et d’Héradès ? Ils se rient de ceux qui adorent Zeus, sous prétexte qu’on montre en Crète sa sépulture, sans savoir pour quelles raisons ni dans quelles circonstances les Crétois ont été amenés à faire cela, alors qu’eux ils adorent un homme qui a été mis au tombeau.

37. Voici de leurs maximes : « Loin d’ici, tout homme qui possède quelque culture, quelque sagesse ou quelque jugement ; ce sont de mauvaises recommandations à nos yeux : mais quelqu’un est-il ignorant, borné, inculte et simple d’esprit, qu’il vienne à nous hardiment ! » En reconnaissant que de tels hommes sont dignes de leur dieu, ils montrent bien qu’ils ne veulent et ne savent gagner que les niais, les âmes viles et imbéciles, des esclaves, de pauvres femmes et des enfants. Quel mal y a-t-il donc à avoir l’esprit cultivé, à aimer les belles connaissances, à être sage et à passer pour tel ? Est-ce là un obstacle à la connaissance de Dieu ? Ne sont-ce pas plutôt autant d’adjuvants pour atteindre à la vérité ? Que font les coureurs de foire, les bateleurs ? S’adressent-ils aux hommes sensés pour débiter leurs boniments ? Non, mais aperçoivent-ils quelque part un groupe d’enfants, de portefaix ou de gens grossiers, c’est là qu’ils plantent leurs tréteaux, étalent leur industrie et se font admirer. Il en est de même au sein des familles. On y voit des cardeurs de laine, des cordonniers, des foulons, des gens de la dernière ignorance et dénués de toute éducation, qui, en présence de leurs maîtres, hommes d’expérience et de jugement, ont bien garde d’ouvrir la bouche ; mais surprennent-ils en particulier les enfants de la maison ou des femmes qui n’ont pas plus de raison qu’eux-mêmes,ils se mettent à leur débiter des merveilles. C’est eux seuls qu’il faut croire ; le père, les précepteurs sont des fous qui ignorent le vrai bien et sont incapables de l’enseigner. Eux seuls savent comment il faut vivre ; les enfants se trouveront bien de les suivre, et, par eux, le bonheur visitera toute la famille. Si, cependant qu’ils pérorent, survient quelque personne sérieuse, des précepteurs ou le père lui-même, les plus timides se taisent ; les effrontés ne laissent pas d’exciter les enfants à secouer le joug, insinuant en sourdine qu’ils ne veulent rien leur apprendre devant leur père ou leur précepteur, pour ne pas s’exposer à la brutalité de ces gens corrompus, qui les feraient châtier. Que ceux qui tiennent à savoir la vérité, plantent là père et précepteur, et viennent avec les femmes et la marmaille dans le gynécée, ou dans l’échoppe du cordonnier ou dans la boutique du foulon, afin d’y apprendre la vie parfaite. Voilà comment ils s’y prennent pour gagner des adeptes. Je n’exagère pas, et, dans mes accusations, je n’outrepasse en rien la vérité. En voulez-vous la preuve ? Dans les autres mystères, dans les rites d’initiation, on entend proclamer solennellement : « Qu’approchent ceux-là seuls qui ont les mains pures et la langue prudente », ou encore : « Venez vous qui êtes indemnes de tout crime, vous dont la conscience n’est oppressée d’aucun remords, vous qui avez bien et justement vécu. » C’est ainsi que s’expriment ceux qui convoquent aux cérémonies lustrales. Écoutons maintenant quelle engeance les Chrétiens invitent à leurs mystères :« Quiconque est un pécheur, quiconque est sans intelligence, quiconque est faible d’esprit, en un mot, quiconque est misérable, qu’il approche, le Royaume de Dieu lui appartient. » Or, en disant un pécheur, que faut-il entendre sinon l’homme injuste, le brigand, le fractureur de portes, l’empoisonneur, le sacrilège, le violateur de tombeaux ? Quels autres qu’eux songeraient à prendre un chef de voleurs pour recruter leur troupe ?

38. Répondrez-vous que Dieu a été envoyé pour les pécheurs. Pourquoi n’a-t-il pas été envoyé aussi pour ceux qui ne pèchent point ? Quel mal y a-t-il à être exempt de péché ? Que l’injuste, dites-vous, s’humilie dans le sentiment de sa misère, et Dieu l’accueillera. Mais quoi ! si le juste, confiant dans sa vertu, lève les yeux vers Dieu, serait-il rejeté ? Les magistrats consciencieux ne tolèrent pas que les accusés se répandent en lamentations, de peur d’être entraînés à sacrifier la justice à la pitié. Dieu, dans ses jugements, serait moins accessible à la justice qu’à la flatterie ? Ils disent bien, et avec justesse, que nul mortel n’est sans péché. Où est, en effet, l’homme parfaitement juste et irréprochable ? Tous les hommes sont par nature enclins au mal. Il fallait donc appeler indistinctement tous les hommes, puisque tous sont pécheurs. Pourquoi cette prime accordée aux pécheurs ? [Pourquoi sont-ils particulièrement désignés au choix de Dieu, mis hors de pair, avant les autres ? Pourquoi cette prime accordée aux moins dignes ? N’est-ce pas faire injure à Dieu et à la vérité que de faire ainsi acception de telles personnes ?] Sans doute, ils attribuent ce choix à Dieu dans l’espoir d’attirer plus aisément la clientèle des méchants et parce qu’ils ne peuvent pas gagner les autres qui ne se laissent pas prendre. Dira-t-on que l’on se propose, par cette indulgence, d’améliorer les méchants ? Quelle illusion ! Ceux chez qui l’habitude à fixé et endurci le penchant au mal ne s’amendent ni par la force, ni par la douceur. Rien n’est plus difficile que de changer radicalement le naturel. C’est à ceux qui ne pèchent pas que doit revenir en partage une vie plus heureuse. Vainement prétendent-ils se tirer d’affaire, en enseignant que Dieu peut tout : Dieu ne peut vouloir rien d’injuste. Or, Dieu ne commettrait-il pas une suprême injustice, s’il se montrait complaisant pour les méchants, qui savent l’art de l’apitoyer, et délaissait les bons, qui ne possèdent point ce savoir-faire ?

39. Écoutez leurs docteurs : « Les sages, disent-ils, repoussent notre enseignement, égarés et empêchés qu’ils sont par leur propre sagesse. » Quel homme de jugement peut se laisser prendre à une doctrine aussi ridicule ? Il suffit de regarder la foule qui l’embrasse pour la mépriser. Leurs maîtres ne recherchent et ne trouvent pour disciples que des hommes sans intelligence et d’un esprit épais. En cela, ils ressemblent assez aux empiriques qui promettent de rendre la santé à un malade, à condition qu’on n’appellera pas les vrais médecins de peur que ceux-ci ne dévoilent leur ignorance. Ils s’efforcent de jeter le discrédit sur la science : « Laissez moi faire disent-ils ; moi seul vous sauverai ; les médecins ordinaires tues ceux qu’ils se vantent de guérir » ; Ne dirait-on pas des gens ivres, qui, entre eux accuseraient des gens sobres d’être pris de vin, ou des myopes qui voudraient persuader à d’autres myopes que ceux qui y voient clair n’y voient goutte ?

40. Il serait aisé de s’étendre sur ce point. Mais il faut se borner. Qu’il me suffise de dire qu’ils s’élèvent contre Dieu et lui font injure, lorsque, pour gagner des méchants, ils les dupent de folles espérances, prêchant aux hommes le mépris des biens qui valent mieux que toutes leurs promesses et les exhortant à les abandonner pour être heureux.

4. Objections contre l’Incarnation, l’anthropomorphisme et la prétention des Juifs à être le peuple élu

41. Parmi les Chrétiens et les Juifs, il en est qui déclarent qu’un Dieu ou un fils de Dieu doit descendre sur la terre pour justifier les hommes, les autres, qu’il est déjà venu : idée si puérile en vérité qu’il n’est pas besoin d’un long discours pour la réfuter.

Dans quel dessein Dieu descendrait-il ici-bas ? Serait-ce dans le but d’apprendre ce qui se passe parmi les hommes ? Mais n’est-il pas omniscient ? Ou bien, sachant toutes choses, sa puissance divine est-elle à ce point bornée, qu’il ne puisse rien corriger, s’il [ne vient en personne ou s’il] n’envoie tout exprès un mandataire dans le monde ?

Si l’on entend qu’il doit descendre lui-même sur la terre, il lui faudra donc abandonner le siège de son gouvernement ? Or, s’y produit-il le plus léger changement, l’univers entier en est bouleversé. Peut-être voyant que les hommes le méconnaissaient et estimant qu’en cela quelque chose lui manquait, a-t-il eu à cœur de se manifester à eux et d’éprouver lui-même les fidèles et les incrédules ? Cela reviendrait à lui prêter une vanité tout humaine, comparable à celle de ces parvenus pressés de faire étalage de leur richesse fraîchement acquise. Dieu n’a nul besoin pour son contentement personnel d’être connu de nous. Serait-ce pour notre salut qu’il a voulu se révéler à nous, afin de sauver ceux qui, l’ayant reconnu, seront tenus pour vertueux, et de punir ceux qui, l’ayant rejeté, manifesteront de ce fait leur malice ? Mais quoi ! Doit-on penser qu’après tant de siècles, Dieu se soit enfin soucié de justifier les hommes, dont auparavant il n’avait eu cure ? C’est se faire de Dieu une idée bien peu conforme à la sagesse et à la vraie piété.

42. [La fin du monde, la conflagration finale et la parousie sont des inventions de même acabit] : c’est un vain épouvantail destiné à effrayer les âmes faibles, comme les spectres et les fantômes qu’on fait apparaître dans les mystères de Dionysos pour frapper l’imagination. Tout cela est fondé sur de vieilles histoires mal digérées. Ils ont entendu dire qu’après un cycle de plusieurs siècles, au retour de certaines conjonctions des astres, des conflagrations et des déluges se produisent. Or, comme le dernier cataclysme qui ait eu lieu au temps de Deucalion est un déluge, l’ordre de l’Univers devant amener une conflagration, ils se sont basés là-dessus pour dire, sans autre raison, que Dieu devait descendre ici-bas armé de feu comme pour appliquer la question.

43. Prenons les choses de plus haut et raisonnons un peu. Je ne veux alléguer aucune nouveauté ; je m’attache à des idées depuis longtemps consacrées. Dieu est bon, beau, bienheureux ; il est le souverain bien et la beauté parfaite. S’il descend dans le monde, il subira nécessairement un changement : sa bonté se dégradera en méchanceté, sa beauté en laideur, sa félicité en misère, sa perfection en une infinité de défauts. Qui donc aspirerait à changer de la sorte ? Un changement et une altération de cette espèce sont compatibles sans doute avec une nature mortelle ; mais l’essence immortelle demeure nécessairement identique à elle-même, immuable. Donc, un tel changement ne saurait convenir à Dieu. De deux choses l’une : ou c’est véritablement et effectivement que Dieu se change, comme ils disent, en un corps mortel : or, comme nous venons de le dire, cela lui est impossible ; ou bien, sans changer effectivement de nature, il fait en sorte qu’il paraisse transformé à ceux qui le voient, et alors il trompe et il ment. Mais la tromperie et le mensonge sont toujours dignes de blâme, à moins qu’on y recourt comme à un remède pour soulager des amis malades ou à l’esprit dérangé, ou comme à un expédient pour se débarrasser de ses ennemis. Mais Dieu n’a pas pour amis des gens malades et d’esprit dérangé ; et, d’autre part, il ne redoute personne au point d’être contraint d’user de tromperie dans le danger.

44. Juifs et Chrétiens s’évertuent à justifier la Rédemption, chacun de leur propre point de vue]. « Le Monde disent les premiers, étant rempli de crimes, il faut que Dieu envoie quelqu’un pour punir les méchants et laver toute souillure, comme il advint jadis lors du déluge et de la destruction de la tour de Babel ». [Or, il est évident que dans son récit de la tour de Babel et de la confusion des langues, Moïse n’a fait que démarquer la légende des Aloïdes, tout comme l’histoire de Sodome et Gomorrhe est tirée du mythe de Phaéton.] A cela, les Chrétiens répondent par d’autres considérants : « C’est à cause des péchés des Juifs que le Fils de Dieu a été envoyé sur la terre, et ceux-ci, l’ayant fait périr et abreuvé de fiel, ont déchaîné sur eux la colère divine. » [Quoi de plus ridicule qu’un pareil débat ?] Juifs et Chrétiens me font l’effet d’une troupe de chauves-souris, de fourmis sortant de leur trou, de grenouilles établies près d’un marais, ou de vers tenant assemblée dans le coin d’un bourbier et disputant ensemble qui d’entre eux sont les plus grands pécheurs ? Ne croirait-on entendre ces bestioles dire entre elles : « C’est à nous que Dieu révèle et prédit toutes choses. Du reste du monde il n’a cure ; il laisse les cieux et la terre rouler à l’aventure pour ne s’occuper que de nous. Nous sommes les uniques êtres avec lesquels il communique par des messagers, les seuls avec lesquels il désire lier commerce, car il nous a faits à son image. Tout nous est subordonné, la terre, l’eau, l’air et les astres ; tout a été fait pour nous et destiné à notre office ; et, c’est parce qu’il est arrivé à certains d’entre nous de pécher, que Dieu viendra en personne ou enverra son propre Fils pour brûler les méchants et nous faire jouir avec lui de la vie éternelle. » Un pareil langage serait assurément plus supportable de la part de vers et de grenouilles qu’il ne l’est dans la dispute des Juifs et des Chrétiens.

45. [Que sont-ils en effet, ces Juifs pour justifier pareille arrogance ?] : des esclaves échappés d’Égypte en fugitifs, qui n’ont jamais rien fait de remarquable et n’ont jamais compté ni par le nombre ni par la considération. [Pour se forger des lettres de noblesse], ils ont essayé de faire remonter leur généalogie à la première famille d’imposteurs et de vagabonds ; ils invoquent, à cet effet, des paroles obscures et équivoques, enveloppées de mystère et de ténèbres, qu’ils commentent à leur manière aux ignorants et aux imbéciles, sans que personne, depuis si longtemps, se soit avisé de discuter leur interprétation et au sujet desquelles, au demeurant, ils se querellent. [Alors que de véritables traditions accréditées auprès des peuples les plus anciens, Athéniens, Égyptiens, Arcadiens, Phrygiens et autres, font sortir la première génération humaine du sein de la Terre], eux, les Juifs, ramassés dans un coin de la Palestine, qui, faute de lettres, n’ont jamais entendu dire que ces choses eussent été chantées autrefois par Hésiode et par beaucoup d’autres poètes divinement inspirés, ont imaginé une très incroyable et très grossière histoire. Dieu aurait fabriqué de ses propres mains un homme, aurait soufflé dessus, aurait tiré une femme d’une de ses côtes, leur aurait donné des commandements, contre lesquels, un serpent s’étant élevé, en fin de compte ce serpent aurait prévalu : fable bonne pour les vieilles femmes, récit où, à l’encontre de toute piété, on fait de Dieu un si pauvre personnage dès le début, qu’il se montre incapable de se faire obéir du seul homme qu’il ait lui-même formé.

46. Ils parlent ensuite d’un déluge et d’une arche extraordinaire, contenant tous les êtres du monde, d’une colombe et d’un corbeau servant de messagers, autant de faits arrangés et imaginés d’après l’histoire de Deucalion. Les auteurs de ce beau récit n’avaient songé qu’à divertir de petits enfants et ne s’étaient nullement avisés qu’il paraîtrait jamais au grand jour.

[De cette force sont tous leurs autres récits] : enfants nés de femmes hors d’âge, querelles et embûches de frères, tromperies de mères ; Dieu donnant à ses enfants des ânes, des brebis et des chameaux, et des puits aux justes ; puis encore es rivalités fraternelles, l’horrible vengeance de deux frères contre ceux de Sichem, l’aventure de Lot et de ses filles plus abominable que le festin de Thyeste ; les frères vendeurs, le frère vendu, le père trompé, les songes du grand panetier et du grand échanson du roi et ceux de Pharaon lui-même expliqués par Joseph, la délivrance et la merveilleuse fortune de celui-ci ; les frères poussés par la famine en Égypte, la scène de reconnaissance, le transport du corps du père au tombeau, et, par le crédit de Joseph, l’illustre et divine race des Juifs s’implantant en Égypte, s’y multipliant, parquée dans le plus vil coin du pays et s’en échappant ensuite par la fuite.

47. Les plus sensés d’entre les Juifs et les Chrétiens rougissent de toutes ces ridicules fictions, et, pour se tirer d’affaire, recourent à l’allégorie. Mais ces récits n’admettent pas l’allégorie, et celles qu’on a essayées sont plus impudentes et plus absurdes encore que les récits eux-mêmes, par l’effort extravagant qu’elles trahissent en vue d’établir des rapports entre les choses qui n’en comportent pas. Telle est la controverse de Papisque et de Jason, livre plus propre à exciter la pitié et l’indignation que le rire. Je n’ai nulle intention de le réfuter. Son absurdité est criante pour qui a le courage de le parcourir.

48. [Plutôt que de s’obstiner à découvrir dans la Bible de ridicules allégories], mieux vaut apprendre quelle est la véritable nature des choses. Dieu n’a rien de mortel ; les essences immortelles seules sont ses ouvrages, et c’est par elles que les êtres mortels ont été faits. Si donc l’âme est l’œuvre de Dieu, le corps est d’une autre provenance ; à cet égard, il n’y a pas de différence de nature entre le corps d’une chauve-souris, d’une grenouille et celui d’un homme, car ils sont formés de la même matière et également sujets à la corruption. La nature de tous les corps est la même, soumise aux mêmes vicissitudes, au même flux et reflux universel. De tout ce qui provient de la matière, rien n’est immortel. Mais sur ce sujet, il suffit. Qui désire en savoir davantage, n’a qu’à poursuivre nos recherches.

49. Il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais dans le monde plus ou moins de maux qu’il n’en comporte aujourd’hui. La nature de l’univers est une et toujours identique à elle-même, et la somme des maux reste constante. Quant à leur origine, il n’est pas aisé de la discerner quand on n’est pas philosophe : qu’il suffise au commun de savoir qu’ils ne viennent point de Dieu, mais de la matière et sont le lot des choses mortelles : que les choses roulent sempiternellement dans le même cercle, et, partant, qu’il est nécessaire que, suivant l’ordre immuable des cycles, ce qui a été, ce qui est et ce qui sera, soit toujours de même.

50. Ce n’est pas pour l’homme qu’a été ordonné le monde visible. Toutes choses naissent et périssent pour le bien commun de l’ensemble, par une incessante transformation d’éléments. La somme des maux dans le monde étant constante, et il n’y a pas lieu que Dieu intervienne pour corriger son ouvrage. Il n’est pas certain que ce qui vous paraît un mal le soit en effet, car vous ne savez pas si ce n’est point une chose utile à vous, à quelque autre personne ou à l’ensemble du Cosmos.

51. [Pour qui connaît cet ordre universel et invariable, y a-t-il rien de plus plaisant que les conceptions anthropomorphiques des Juifs et des Chrétiens qui attribuent à Dieu les sentiments et le langage plein d’invective d’un homme irascible, et] y a-t-il rien de plus ridicule que de voir [effectivement] un homme irrité contre les Juifs les exterminer tous, grands et petits, brûler leurs villes, les réduire à rien, alors que tout l’effet de l’ire et des menaces du grand Dieu, comme ils disent, consiste à envoyer son Fils dans le monde, pour qu’il y subisse le traitement que l’on sait ?

52. Mais ce n’est pas seulement des Juifs que je veux parler ; c’est de la nature entière, comme je l’ai promis. Je vais expliquer plus clairement ce que jai dit ci-dessus [à l’avant-dernier paragraphe].

[Il est puéril de faire de l’homme le centre de la création.] Dieu apparemment n’a pas créé le tonnerre, les éclairs et la pluie. Quand bien même il en serait l’auteur, on ne peut pas dire que par la pluie Dieu favorise plutôt la nourriture des hommes que celles des plantes, des arbres, des herbes et des épines ; et, si l’on prétend que toutes ces productions de la terre croissent pour l’homme, pourquoi plutôt pour l’homme que pour les bêtes sauvages et privées de raison ? [Celles-ci ne semblent pas avoir été moins bien traitées que nous ?] Au prix d’un dur labeur et de toutes nos sueurs, nous arrivons à grand peine à assurer notre subsistance. Pour elles, il n’est que faire de semer et de labourer. routes choses pour elles naissent d’elles mêmes. Si l’on allègue ce vers d’Euripide : « Le Soleil et la Nuit sont au service de l’homme » je demanderai pourquoi ils sont faits plutôt pour nous que pour les fourmis et les mouches ? La nuit ne leur sert-elle pas [comme à nous] pour se reposer, la lumière du soleil pour voir clair et travailler ? Si l’on objecte que nous sommes les rois des animaux parce que nous les prenons à la chasse et les mangeons, on peut tout aussi bien soutenir que c’est nous, plutôt, qui leur sommes destinés, puisqu’elles nous prennent aussi et nous dévorent ? Et, encore, nous, pour les prendre, avons-nous besoin de tout un appareil de rets, d’armes, de piqueurs et de chiens, tandis que les bêtes fauves, pour venir à bout des hommes, ont assez des seules armes dont la nature les a munies. Vous prétendez que Dieu nous a donné le pouvoir de les prendre et d’en user à notre fantaisie ; mais il y a grande chance pour que, avant que les hommes eussent constitué des sociétés, bâti des villes, inventé les arts, fabriqué des armes et des rets, ce fussent eux qui étaient le plus souvent pris et mangés.

53. Vainement dira-t-on que les hommes l’emportent sur les animaux en ce qu’ils construisent des villes, organisent des États, ont des magistrats et des chefs pour les gouverner. On en voit tout autant chez les fourmis et les abeilles. Les abeilles ont leur roi qu’elles suivent et auquel elles obéissent. Elles ont comme nous des guerres, des victoires, des exterminations de vaincus ; comme nous, des villes et des bourgades; comme nous, des heures de travail et de repos ; comme nous, des châtiments pour la paresse et la perversité : elles chassent et tuent les frelons. [Les fourmis ne le cèdent pas à nous en matière de prévoyance et d’entraide.] Elles assistent leurs compagnes lorsque celles-là sont fatiguées; elles transportent les mourantes en un lieu réservé qui est comme leur tombeau de famille. Quand elles se rencontrent, elles s’entretiennent ensemble, et ainsi les égarées sont remises dans le bon chemin. Elles ont donc en quelque sorte la plénitude de la raison, certaines notions générales du sens commun et un langage pour se communiquer tout ce qu’elles veulent. Pour qui regarderait du haut du ciel sur la terre, quelle différence offriraient les actions des fourmis, des abeilles et les nôtres.

54. L’homme s’enorgueillit-il de connaître les secrets de la magie ? Sur ce point encore les serpents et les aigles le surpassent. Ils connaissent en effet nombre de remèdes mystérieux contre les maladies et autres maux. Ils connaissent les vertus de certaines pierres qu’ils utilisent pour guérir leurs petits. Ces pierres, quand nous les trouvons, nous ne mettons pas en doute que nous ne possédions un merveilleux trésor.

55. Se figure-t-on que l’homme est supérieur aux animaux en ce qu’il est capable de s’élever jusqu’à l’idée de Dieu ? Qu’on apprenne que, parmi les animaux, plusieurs ne le cèdent pas à l’homme sur ce point. Rien n’est ; plus divin, sans doute, que de prévoir et de prophétiser l’avenir. Mais cette prescience nous la tenons des autres animaux, et particulièrement des oiseaux. Les devins ne sont que l’interprète de leurs prédictions. Si donc les oiseaux, pour ne parler que d’eux, nous dévoilent par des signes tout ce que Dieu leur a révélé, il suit de là qu’ils vivent dans une intimité plus étroite que nous avec la divinité, nous surpassent en cette science et sont plus chers à Dieu que nous. Il y a des hommes fort éclairés qui disent aussi que les oiseaux communiquent entre eux, et sans doute d’une manière plus sainte que nous. Ils ajoutent que, quant à eux, ils entendent leur langage, et le prouvent comme il arrive quand, nous ayant avertis que les oiseaux annoncent qu’ils iront en tel lieu et feront telle chose, ils nous les montrent y allant et effectuant cette chose en effet. Y a-t-il êtres plus fidèles au serment et plus religieux que les éléphants ? C’est, apparemment, parce qu’ils ont la connaissance de Dieu. [Les cigognes aussi l’emportent en piété filiale sur l’homme, qui nourrissent leurs parents ; de même le phénix qui, après plusieurs années, transporte le corps de son père, enfermé dans une boule de myrrhe comme en un cercueil, d’Arabie en Égypte, et le dépose au lieu où se trouve le temple du Soleil.] Qu’est-ce à dire? sinon qu’il faut rejeter cette pensée que le monde ait été fait en vue de l’homme : il n’a pas été fait en vue de l’homme plutôt qu’en vue du lion, de l’aigle ou du dauphin. Il a été fait de telle sorte qu’il fût parfait et achevé comme il convenait à l’œuvre de Dieu ; et c’est pourquoi toutes les parties qui le composent ne sont pas ajustées à la mesure de l’une d’entre elles, mais chacune concerte à l’effet d’ensemble et en dépend. De cet ensemble, Dieu prend uniquement soin ; c’est lui que la Providence n’abandonne jamais ; qui ne se corrompt ni ne s’altère. Jamais Dieu ne l’abandonne, ni ne se rappelle, après un long temps d’oubli, d’avoir à y revenir. Il ne s’irrite pas plus au sujet des hommes qu’au sujet des singes ou des rats. Il ne menace aucun être, car chacun d’eux garde la place et la fonction qui lui ont été assignées.

56. Ainsi donc, ô Juifs et Chrétiens, nul Dieu ni Fils de Dieu n’est jamais descendu ni ne descendra jamais sur la terre. Est-ce des Anges de Dieu que vous voulez parler ! De quelle nature sont-ils à votre gré ? Sont ils des dieux ou quelque chose d’autre ? Je vous entends, des démons probablement, car des envoyés de Dieu sur la terre, chargés de faire du bien aux hommes, que pourraient-ils être sinon des démons ?

57. Pour ce qui est des Juifs, ce qui est surprenant chez eux, c’est qu’ils adorent le ciel et les anges qui l’habitent, tandis que des parties les plus augustes et les plus puissantes du ciel — du soleil et de la lune, des astres fixes ou errants — ils font fi ; comme s’il était plausible de rendre un culte à des êtres enveloppés de ténèbres qui n’apparaissent qu’à des yeux abusés par de louches sortilèges ou hantés de trompeuses visions, et de ne compter pour rien ces prophètes manifestes et éclatants aux yeux de tous, qui gouvernent la pluie, les nuages et le tonnerre — que les Juifs adorent — les éclairs, tous les fruits et tous les produits de la terre, qui manifestent la divinité, visibles coryphées d’en-haut, anges vraiment célestes !

58 . Une autre de leurs extravagances consiste à croire qu’après que Dieu aura allumé le feu [la géhenne], comme un cuisinier, tous les vivants seront grillés et qu’eux seuls demeureront : eux seuls, c’est-à-dire non seulement ceux qui se trouveront alors en vie, mais aussi tous ceux de leur race morts depuis longtemps, qu’on verra surgir de terre avec la même chair que jadis. Voilà une espérance digne de vers. Quelle âme humaine, en effet, pourrait désirer rentrer dans un corps putréfié ? Aussi en est-il parmi vous et parmi les Chrétiens qui, loin d’accepter cette croyance, s’accordent à la juger absurde, abominable et impossible. Y a-t-il un corps, qui, après être tombé en décomposition, puisse revenir à son premier état ? N’ayant rien à répondre, ils ont recours à la plus absurde des défaites : ils disent qu’à Dieu tout est possible. Mais Dieu ne peut rien faire de honteux ni rien vouloir de contraire à la nature. Parce que, en proie à une abominable perversion d’esprit, nous nous serons mis en tête quelque lubie infâme, ce n’est pas une raison pour que Dieu puisse la réaliser, ni qu’il faille compter que la chose adviendra. Dieu n’est pas l’exécuteur de nos fantaisies coupables et de nos appétits déréglés, mais le souverain régulateur d’une nature où règnent l’harmonie et la justice. A l’âme il peut bien dispenser une vie immortelle; mais, comme dit Héraclite : les cadavres valent moins que le fumier. Rendre immortelle contre tout bon sens une chair pleine de choses qu’on ne saurait nommer décemment, c’est ce que Dieu ne voudrait ni ne saurait faire. Car Dieu est la raison de tout ce qui existe, et il ne lui est pas plus possible d’agir à l’encontre de la raison que contre lui-même.

59. [En ce qui concerne les Juifs eux-mêmes] voilà de longs siècles qu’ils se sont constitués en nation et se sont donné des lois conformes à leurs mœurs qu’ils respectent encore aujourd’hui. La religion qu’ils observent, quoi qu’elle vaille et quoi qu’on en puisse dire, est la religion de leurs pères. En y restant fidèles, ils ne font rien que ne fassent les autres hommes, dont chacun garde les coutumes de son pays. Et même il est bon qu’il en soit ainsi, non seulement parce que les différents peuples se sont donné des lois différentes et qu’il est nécessaire que, en chaque État, les citoyens suivent les lois établies, mais encore parce qu’il est plausible qu’au commencement les diverses contrées de la terre aient été réparties comme autant de gouvernements entre autant de puissances qui les administrent chacune à sa guise, et qu’en chaque région tout va bien lorsqu’on se gouverne selon les règles qu’elles ont instituées. Ainsi y aurait-il impiété à enfreindre les lois qui ont été établies dès l’origine.

On peut à ce propos invoquer le témoignage d’Hérodote qui s’exprime en ces termes : « Les habitants des villes de Mérée et d’Apis, sises à l’extrémité de l’Égypte, sur les confins de la Libye, se considérant comme des Libyens et non comme des Égyptiens et ayant à charge les rites religieux de ces derniers et l’obligation de s’abstenir de la chair de vache, envoyèrent des députés à l’oracle d’Ammon pour lui déclarer qu’ils n’avaient rien de commun avec les Égyptiens, puisqu’ils habitaient hors du Delta et qu’ils ne partageaient pas leurs croyances : ils lui demandaient donc la liberté de manger tout ce qu’ils voudraient. Mais le dieu le leur en fit défense, répondant que toute la contrée qu’arrose le Nil dans son débordement était terre d’Égypte et que tous ceux-là étaient Égyptiens qui buvaient des eaux de ce fleuve au-dessous de la ville d’Éléphantine. »

Voilà ce qu’écrit Hérodote et l’oracle d’Ammon n’a pas moins d’autorité en ce qui concerne les choses divines que les anges des Juifs. Il n’y a donc nul mal à ce que chacun garde les coutumes religieuses de son pays. La variété en est grande chez les différents peuples, et cependant chacun d’eux regarde les siennes comme les meilleures. Les Éthiopiens de Méroé n’adorent que Zeus et Dionysos, les Arabes que Dionysos et Uranie ; tous les Égyptiens adorent en commun Osiris et Isis : les Saïtes, en particulier, Athéna ; les Naucratites, depuis peu, reconnaissent pour dieu Sérapis, et chacun des autres nomes révère ses dieux à lui. Les uns s’abstiennent de la chair de brebis, parce qu’ils considèrent ces animaux comme sacrés ; les autres de la chair de chèvre, ceux-ci de la chair de crocodile, ceux-là de la chair de vache ; aucun ne touche à la chair des pourceaux, qu’ils ont en horreur. Les Scythes croient bien faire en mangeant des hommes, et, parmi les Hindous, plusieurs pensent agir saintement en mangeant leurs propres pères, comme Hérodote en fait le récit. Je cite ses propres paroles pour montrer que je n’invente rien : « Si tous les hommes étaient mis en demeure de choisir parmi les lois de tous les peuples celles qu’ils estiment les meilleures, il n’est pas douteux qu’après mûr examen ils opteraient chacun pour celles de son propre pays ; car chaque peuple est persuadé que ses propres lois sont bien supérieures à celles des autres. Il faut donc réellement être faible d’esprit pour se moquer des coutumes religieuses. » Entre autres témoignages de l’excellence que chacun attribue à ses lois, on peut citer le trait suivant : « Un jour Darius, étant roi des Perses, appela près de lui quelques Grecs qui se trouvaient à sa cour, et leur demanda à quel prix ils consentiraient à manger leurs parents morts. Ils se récrièrent, répondant que pour rien au monde ils ne commettraient pareil forfait. Il fit ensuite approcher quelques Hindous, de ceux de la tribu des Calaties, qui ont coutume de manger leurs pères, et leur demanda, en présence des Grecs, à qui des interprètes traduisirent la question, à quel prix ils consentiraient à bruler après leur mort les corps de leurs pères. Sur quoi ils se récrièrent, le priant de ne point formuler de semblables propos. » Telle est la force des institutions, et Pindare me paraît avoir raison, qui dit : la coutume est reine du monde.

Si donc, en vertu de ces principes, les Juifs se bornaient à garder avec un soin jaloux leur propre loi, il n’y aurait pas lieu de les blâmer, mais plutôt ceux qui abandonnent les coutumes en lesquelles ils ont été élevés pour adopter celles des Juifs. Mais s’ils s’enorgueillissent d’une sagesse supérieure et dédaignent la société des autres hommes, ils ont tort, car je leur répéterai que même leur croyance aù sujet du ciel ne leur appartient pas en propre, puisque — pour se borner à ceux-ci — les Perses, au témoignage d’Hérodote, ont depuis longtemps professé la même opinion. « Ils ont coutume, dit cet auteur, de monter sur les hauts lieux pour sacrifier à Zeus, et ils appellent ainsi toute la voûte du ciel. » On m’accordera, je suppose, que les noms ne font rien à l’affaire et qu’il est indifférent qu’on appelle le dieu suprême Zeus Hypsistos [le Très Haut], ou Zèn, ou Adonaï, ou Sabaoth, ou Ammon comme les Égyptiens, ou Papaï comme les Scythes. Il ne faut pas non plus que les Juifs aillent s’imaginer qu’ils sont plus saints que les autres hommes parce qu’ils se font circoncire : les Égyptiens et les Chalcidiens l’ont fait avant eux ; ni parce qu’ils s’abstiennent de la viande de porc : ainsi font les Égyptiens, qui s’abstiennent même de viande de chèvre, de brebis, de bœuf et de poisson. Pythagore et ses disciples n’allaient-ils pas jusqu’à se priver de fèves et de toute nourriture animale ? Enfin, il n’y a pas apparence qu’ils jouissent de l’estime et de l’amour de Dieu à un plus haut degré que les autres hommes, ni que seuls ils aient le privilège de recevoir des anges d’en haut, sous prétexte qu’ils ont obtenu en partage une terre de bienheureux : nous voyons assez de quel traitement de faveur ils jouissent, eux et leur pays !

60. Que cette troupe nous laisse donc en paix, après avoir reçu le châtiment de son impudence : gens qui ne connaissent pas le grand Dieu, mais qui, séduits et trompés par l’imposture de Moïse, ont prêté l’oreille à ses leçons dans un mauvais dessein.

Livre troisième — Critique des Livres Saints

Diversité des sectes chrétiennes ; plagiat des Livres Saints ; puérilité de la cosmogonie mosaïque, porte-à-faux des prophéties ; opposition du Christ à Moise ; grossier anthropomorphisme du Dieu d’Israël ; impossibilité de la résurrection des corps

61. Passons maintenant au second groupe, à celui des Chrétiens. Je leur demanderai d’où ils viennent, à quelle loi nationale ils obéissent. Ils ne pourront en alléguer aucune, car ils tirent leur origine des Juifs. C’est chez eux qu’ils ont pris leur maître et leur chef. Cependant ils s’en sont détachés.

62. Laissons de côté tout ce qu’on peut leur objecter au sujet de leur maître. Qu’on le prenne pour un ange véritable, soit ; mais est-il le premier ou le seul qui ait été envoyé et n’en est-il paru aucun autre avant lui ? S’ils disent qu’il est le seul qui ait été envoyé, il ne sera pas difficile de leur démontrer qu’ils mentent et se contredisent. Ils rapportent, en effet, qu’il en est souvent venu d’autres, jusqu’à soixante et soixante-dix à la fois, qui, s’étant pervertis, ont été, en punition de leur malice, enchaînés sous la terre, si bien que de leurs larmes ont jailli des sources chaudes. Ils racontent encore qu’au tombeau de leur maître, il en vint, les uns disent un, les autres deux, pour annoncer aux femmes qu’il était ressuscité ; car le Fils de Dieu, à ce qu’il paraît, n’avait pas la force de soulever lui seul la pierre de son tombeau; mais il avait besoin de renfort pour la déplacer. Il vint encore un ange auprès du charpentier, au sujet de la grossesse de Marie, et pareillement un autre pour les avertir d’avoir à emporter l’enfant au plus vite et à prendre la fuite. Et qu’est-il besoin de rechercher ici et de dénombrer tous ceux qui furent, dit-on, envoyés à Moïse et à d’autres? Or si d’autres ont été envoyés, il suit que Jésus l’a été lui aussi par le même Dieu. Accordons si l’on veut qu’il l’ait été pour un plus grand objet, pour racheter quelque péché des Juifs, coupables de corrompre la religion ou de tout autre forfait de ce genre, comme les Chrétiens le laissent entendre : il n’en demeure pas moins qu’il n’est pas le seul à avoir été envoyé aux hommes ; que ceux-là même qui, au nom de la doctrine de Jésus, ont délaissé le démiurge comme un Dieu subalterne et ont reconnu comme Dieu supérieur le père du Messie, ne laissent pas cependant de reconnaître qu’avant Jésus le démiurge en avait envoyé plusieurs autres parmi les hommes.

63. Eux et les Juifs confessent donc le même Dieu. Ceux de la grande Église le reconnaissent ouvertement et reçoivent pour véridiques les traditions des Juifs sur l’origine de la formation du monde, les six jours de la création et le septième où Dieu se reposa, le nom du premier homme, l’ordre généalogique de ses descendants, les querelles et les embûches des frères, l’entrée et l’établissement en Égypte et l’exode hors de ce pays.

64. Qu’on n’aille pas croire cependant que j’ignore que, parmi les Chrétiens, si les uns avouent qu’ils ont le même Dieu que les Juifs, les autres le contestent, qui soutiennent que celui qui a envoyé son Fils est un Dieu opposé au premier.

65. Je connais pareillement bien d’autres divisions et d’autres sectes parmi eux : les Sibyllistes, les Simoniens et, parmi ceux-ci, les Héléniens du nom d’Hélène ou d’Hélénos leur maître ; les Marcelliniens, de Marcellina ; les Carpocratiens, issus, ceux-ci de Salomé, ceux-là de Marianne, d’autres de Marthe ; les Marcionites relevant de Marcion ; d’autres encore qui imaginent, ceux-ci tel maître ou tel démon, ceux-là tel autre, et, se plongeant dans d’épaisses ténèbres, s’y livrent à des désordres pires encore et plus outrageants pour la morale publique que ceux, en Égypte, des compagnons du thiase d’Antinoüs. Ils se chargent à l’envi les uns des autres de toutes les injures qui leur passent par la tête, rebelles à la moindre concession pour le bien de la paix, mais animés mutuellement d’une haine mortelle. Cependant, ces hommes dressés les uns contre les autres, qui, dans leurs querelles, échangent les plus indignes outrages, ont tous à la bouche le même mot : Le monde est crucifié pour moi et je le suis pour le monde... Ici Celse insistait longuement sur la diversité des sectes chrétiennes et les objections qu’on en pouvait tirer.

66. Examinons néanmoins, en dépit de tout fondement sérieux à leur doctrine, le contenu de ce qu’ils débitent. Attachons nous d’abord à ces bribes de vérité qu’ils ont recueillies et gâtées par ignorance, ayant la tête farcie de principes dont ils ne comprennent pas même le premier mot. Voici comme ils parlent.

[Celse citait ici vraisemblablement plusieurs paroles évangéliques sur la connaissance et l’amour de Dieu, sur la charité, et mettait en face les maximes des philosophes, prétendant que ces dernières avaient plus de clarté, de naturel et de force.] Tout cela a été dit et bien mieux par les Grecs, sans cette enflure et ce ton prophétique, comme si l’on parlait au nom de Dieu et de son Fils.

67. Le souverain bien, écrivait Platon, « n’est pas une connaissance qui se puise transmettre par des paroles. C’est après un long commerce et une méditation assidue, qu’elle jaillit tout à coup comme une étincelle et devient pour l’âme un aliment qui la soutient à lui seul sans autre adjuvant... Si j’avais cru que cette science put être enseignée au peuple par des écrits ou des paroles, quelle plus belle occupation aurais-je pu donner à ma vie que d’écrire une chose si utile aux hommes et d’en mettre pour tous la nature en pleine lumière ? Mais je crois que de tels enseignements ne conviennent qu’au petit nombre de ceux qui, sur de légères indications, savent les découvrir par eux-mêmes. Car, pour ce qui est du grand nombre, on n’aboutirait qu’à ceci : pleins d’un inique mépris pour le reste des humains et enflés d’une injuste et vaine confiance en eux-mêmes, ils s’imagineraient, toutes les fois qu’ils énonceraient quelque chose, posséder de merveilleuses connaissances. » Et Platon, encore qu’il ait enseigné ce qu’il est utile de savoir, ne remplit pas ses discours de prodiges, ne ferme pas la bouche à ceux qui veulent s’enquérir de ce qu’il promet, ne commande pas de croire avant tout que Dieu est ceci ou cela, qu’il a un fils de telle nature, et que ce fils, envoyé tout exprès, s’est entretenu avec lui.

« Je veux, continue Platon, m’étendre davantage sur ce sujet, et ce que je viens de vous dire ne vous en paraîtra que plus évident. Il y a en effet une raison qui réprime la témérité de ceux qui veulent écrire sur ces matières : cette raison je l’ai souvent exposée, et, à ce qu’il me semble, il n’est pas inutile de la répéter. Il y a en tout esprit trois conditions requises pour que la science soit possible ; en quatrième lieu vient la science elle-même, et en cinquième lieu ce qu’il s’agit de connaître : l’être véritable. La première chose est le nom, la seconde la définition, la troisième l’image, la science est la quatrième. » On voit ainsi que Platon, bien qu’il ait pris soin de dire d’abord que ces hautes vérités ne sauraient être exprimées, pour ne pas paraître chercher une vaine défaite en alléguant l’ineffable, rend cependant raison de la question. En effet, le néant lui-même se peut-il peut-être expliquer ? et Platon n’a jamais voulu en faire accroire ni en imposer à personne ; il ne dit pas qu’il a trouvé quelque chose de nouveau et qu’il vient du ciel pour nous l’apporter, mais il reconnaît d’où il l’a pris. [Il n’impose pas dogmatiquement la vérité, mais la sollicite en la faisant sortir des esprits par des interrogations bien conduites. Il ne procède pas à la façon de ceux qui disent] « Croyez que celui dont je vous parle est vraiment le Fils de Dieu, encore qu’il ait été lié honteusement et soumis au supplice le plus infamant, encore que tout récemment il ait été traité avec la dernière ignominie. Croyez-le d’autant plus pour cela même. »

68. [Si, du moins, ils parvenaient à s’entendre au sujet de la personne du Messie ; mais il s’en faut de beaucoup.] « Les uns attestent celui-ci, les autres celui-là, et tous ont à la bouche la même objurgation : Croyez si vous voulez être sauvés, ou bien allez vous-en ! Que feront ceux qui désirent sincèrement être sauvés ? Devront-ils jeter les dés pour savoir de quel coté se tourner et à qui s’attacher ? »

69. [En vain, pour se dispenser de chercher la vérité et pour justifier leur insanité, allèguent-ils que] La sagesse humaine est folie devant Dieu. J’ai dit ailleurs quelle est la raison qui les pousse à parler de la sorte, c’est qu’ils veulent gagner les ignorants et les simples. Même cette maxime, ils ne l’ont pas trouvée tout seuls. Avant eux les Grecs avaient su distinguer avec bien plus de pertinence la sagesse humaine et la sagesse divine. N’est-ce pas Héraclite qui a dit : « La sagesse de l’homme est sans raison, mais celle de Dieu est raisonnable » et ailleurs : « Un homme simple apprend d’un démon comme un enfant d’un homme. » Et Platon, dans son Apologie, ne fait-il pas dire à Socrate : « La réputation que j’ai acquise, Athéniens, me vient d’une certaine sagesse qui est en moi. Mais qu’elle est cette sagesse ? Apparemment une sagesse purement humaine, et je cours grand risque de n’être sage que de celle-là. » [Or cette sagesse divine que Socrate n’osait revendiquer, ils prétendent en ouvrir les arcanes aux plus stupides et aux plus incultes], ces charlatans qui évitent autant qu’ils peuvent les hommes de la société polie, parce que ces derniers ne se laissent pas si aisément duper, pour prendre dans leurs filets les gens de la dernière extraction.

70. [La fausse humilité qu’ils enseignent, qui confond la servilité avec la modestie, n’est qu’une imitation dénaturée de ce que Platon a écrit de cette vertu :] « Dieu dit-il suivant l’ancienne tradition, est le commencement, le milieu et la fin de tous les êtres . Il marche toujours en ligne droite conformément à sa nature, en même temps qu’il embrasse le monde ; la justice le suit, vengeresse des injures faites à la loi divine. Quiconque veut être heureux doit s’attacher à la justice, marchant humblement et modestement sur ses pas. » De même, cette sentence de Jésus contre les riches : « Il est plus facile a un chameau de passer par le pertuis d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu », est manifestement tirée de ce passage de Platon, dont Jésus a altéré les termes : « Il est impossible d’être à la fois extrêmement riche et extrêmement vertueux. »

7I. Ils parlent aussi du Royaume de Dieu, mais ils en donnent une idée piètre et méprisable, en tout inférieure à ce qu’en dit Platon quand il écrit : « Tous les êtres sont groupés autour du roi de l’univers. Il est leur fin commune et le principe de toute beauté ; ce qui est du second rang est autour du second principe, et ce qui est du troisième autour du troisième principe. L’âme humaine désire passionnément pénétrer ces mystères : pour y parvenir, elle jette les yeux sur tout ce qui a de l’affinité avec elle ; mais elle ne trouve rien qui la satisfasse absolument. Pour ce qui est du roi et des choses dont j’ai parlé, il n’y a rien qui leur ressemble. » Et ailleurs : « Ce qui est divin, c’est le beau, le vrai, le bien et tout ce qui leur ressemble. Voilà ce qui nourrit et fortifie principalement les ailes de l’âme : au contraire tout ce qui est laid et mauvais les débilite et les ruine. Or, le chef suprême, Zeus, s’avance le premier, en conduisant son char ailé ; il ordonne et gouverne tout. Derrière lui s’avance l’armée des dieux et des démons, divisée en onze cohortes. Hestia reste seule dans le palais des Immortels. Les onze autres grandes divinités marchent chacune à la tête d’une cohorte, selon le rang qui leur est dévolu. Que de spectacles ravissants alors, que d’évolutions majestueuses animent l’intérieur du ciel, où les dieux bienheureux remplissent la fonction assignée à chacun, accompagnés de tous ceux qui veulent ou qui peuvent les suivre, car l’envie séjourne loin du chœur des dieux !... » Cette religion supra-céleste, aucun poète ne l’a encore célébrée, aucun ne la célébrera jamais dignement. Voici pourtant ce qu’il en est, car il ne faut pas craindre de publier la vérité, surtout quand on parle de la vérité elle-même. couleur, sans forme, impalpable, ne peut être contemplée que par le guide de l’âme, l’intelligence... Or, pareille à la pensée de Dieu qui se nourrit d’intelligible et de science absolus, celle de toute âme, cherchant alors à recevoir l’aliment qui lui convient, se réjouit de revoir l’être en soi dont elle était depuis longtemps séparée, et se repaît avec délices de la contemplation de la vérité, jusqu’au moment où le mouvement circulaire la ramène à son point de départ. Durant cette révolution, elle contemple la justice en soi, elle contemple la sagesse, elle contemple la science, non point celle qui est sujette au devenir ou qui diffère suivant les différents objets que nous qualifions ici-bas de réels, mais la science qui a pour objet l’Être absolu. »

72. C’est, apparemment, en partant de quelqu’une de ces paroles de Platon dont ils avaient une vague notion, que certains chrétiens font sonner bien haut le Dieu qui est au-dessus du ciel, et s’élèvent ainsi au-dessus du ciel des Juifs. Platon a enseigné que, pour descendre du ciel sur la terre ou pour monter de la terre au ciel, les âmes passent par les planètes. Les Perses représentent la même idée dans leurs mystères de Mithra. Ils ont une figure qui représente les deux mouvements qui s’accomplissent dans le ciel, celui des étoiles fixes et celui des astres errants, et une autre analogue pour symboliser le voyage de l’âme à travers les corps célestes. Cette figure est une haute échelle composée de sept portes, avec une huitième porte au-dessus des autres. La première porte est de plomb, la seconde d’étain, la troisième de cuivre, la quatrième de fer, la cinquième d’un mélange de métaux, la sixième d’argent, la septième d’or. Ils attribuent la première à Cronos, suggérant par le plomb la lenteur de cet astre ; la seconde à Aphrodite qui évoque l’éclat et la mollesse de l’étain ; la troisième, qui, faite de cuivre, ne peut qu’être ferme et solide, à Zeus ; la quatrième à Hermès, qui passe parmi les hommes pour être dur à la peine et fécond en travaux utiles, comme le fer ; la cinquième qui, composée de divers métaux, est irrégulière et variée, à Arès ; la sixième à la Lune qui a la blancheur de l’argent, et la septième au Soleil dont les rayons rappellent la couleur de l’or. [Cette disposition des astres n’est pas l’œuvre du hasard, mais obéit à des rapports musicaux.]

Si l’on veut mettre en parallèle avec l’enseignement des hiérophantes de Mithra certains enseignements particuliers et ésotériques des Chrétiens et les confronter, on verra qu’ils ne sont pas sans analogie. Faut-il citer la figure symbolique qu’ils appellent diagramme, avec la ligne noire qui la partage en deux sections et qu’ils nomment la Gehenne ou le Tartare, les dix cercles enfermés dans un cercle plus grand, qu’il appellent l’âme du monde, et le sceau ? Celui qui applique le sceau se nomme le Père, et celui qui le reçoit, le Fils, lequel répond : « Je suis oint de l’onction blanche prise de l’arbre de la vie. » Ils placent auprès de ceux qui vont mourir sept anges de lumière, et de l’autre côté, sept anges inférieurs dits archontiques, dont le chef se nomme le Dieu maudit. Ce Dieu maudit qui est-il ? Ce n’est autre que l’auteur du monde, le Dieu de Moïse, qu’ils taxent de maudit à juste titre, pour avoir lui-même maudit le serpent, auquel les premiers hommes étaient redevables de la connaissance du bien et du mal. Mais qu’y a-t-il de plus extravagant et de plus insensé que cette sagesse décidément absurde ? En quoi le législateur des Juifs est-il fautif ? Et [s’il est à reprendre en quoi que ce soit] pourquoi accueillir, sous forme d’allégories et de figures, la cosmogonie et la loi dont il est l’auteur ? Mais [voilà bien votre inconséquence :] impies que vous êtes, vous glorifiez malgré vous [celui que vous considérez comme] l’auteur du monde, celui qui a prodigué aux Juifs toutes ces promesses : de les faire se multiplier jusqu’à remplir la terre, de les ressusciter d’entre les morts avec leur chair et leur sang ; celui qui a inspiré leurs prophètes, dans le temps même que vous l’injuriez ? Oui, quand vous réfléchissez à tout cela, quand vous êtes à bout d’arguments, vous confessez que vous êtes d’accord avec les Juifs pour servir le même Dieu; mais votre maître Jésus et le Moïse des Juifs en viennent-ils à se contredire, alors, laissant là le Père, vous suscitez un autre Dieu à sa place.

Les sept principaux démons [dont le Dieu maudit est le chef et qu’ils placent auprès des âmes des mourants] ont, le premier la forme d’un lion ; le second, celle d’un taureau ; le troisième, celle d’un amphibie aux sifflements horribles ; le quatrième, celle d’un aigle ; le cinquième, celle d’une ourse ; le sixième, celle d’un chien ; et le septième celle d’un âne dénommé Thaphabaoth ou Onoel. Ils prétendent qu’il y a des hommes qui se convertissent en démons du même genre, les uns en lions, les autres en taureaux, en dragons, en aigles, en ours, en chiens. Sur ce tableau sont inscrites aussi la figure carrée et les portes du paradis.

73. Ils accumulent encore quantité d’autres choses les unes sur les autres : discours de prophètes, cercles sur cercles, ruisseaux de l’Église terrestre et de la circoncision, vertu qui émane d’une vierge Prunicos, âme vivante, ciel qui pour vivre doit être immolé, terre égorgée avec l’épée, hommes qui ne vivront que s’ils ont été massacrés, mort qui doit cesser dans le monde par la mort du péché, nouvelle descente par des lieux étroits, portes qui s’ouvrent toutes seules. Partout ils mêlent l’arbre de la vie et la résurrection de la chair par le bois, probablement parce que leur maître a été mis en croix et qu’il était charpentier de profession. S’il eût été précipité du haut d’un rocher ou jeté dans un abîme, ou pendu avec une corde, ou s’il eût été de son état cordonnier, tailleur de pierres ou serrurier, on ne manquerait pas de mettre au-dessus des cieux le rocher de la vie, ou le gouffre de la résurrection, ou la corde de l’immortalité, la pierre de la béatitude, le fer de la charité ou le cuir de la sainteté. Quelle vieille n’aurait pas honte de conter pareilles sornettes pour endormir un enfant ?

74. Ils s’avisent encore,et ce n’est pas là leur moindre invention d’écrire on né sait quelles inscriptions sur les plus hauts cercles hypercélestes et particulièrement celles-ci : « Le plus grand est le plus petit », « Le Père et le Fils ».[Ce sont là des formules magiques dont ils se servent pour impressionner la foule ignorante qui attribue une vertu merveilleuse à ces mots étranges et qui ne s’avise pas que tel mot mystérieux désigne, dans la langue des Barbares, telle chose bien connue dans la langue grecque :] ainsi, au témoignage d’Hérodote, Apollon est appelé Gongosure, chez les Scythes : Poséïdon, Thasimasas ; Aphrodite, Argimpasai Hestia, Tabiti. [Toute cette liturgie bizarre est un plagiat de cérémonies et de rites employés bien avant eux.] Qu’est-il besoin que j’énumère ici tous ceux qui ont enseigné la pratique des purifications, des chants et des paroles qui guérissent ou délivrent des maladies, l’usage des empreintes ou des figures de démons et de tant d’autres préservatifs tirés d’étoffes, de nombres, de pierres, d’herbes et de racines ?

Chez plus d’un prêtre de leur religion, j’ai vu des livres barbares remplis de noms de démons et de conjurations ; et ces prêtres se faisaient fort, non d’être utiles aux hommes, mais d’attirer sur eux toutes sortes de maux. A ce propos, le musicien Denys d’Égypte, que j’ai connu, disait que les pratiques de la magie n’ont de pouvoir que sur les ignorants et les débauchés, mais qu’elles restent sans effet sur les philosophes et ceux qui savent rester maîtres de soi et ordonner sagement leur vie.

75. Une autre erreur, non moins impie, née de leur extrême ignorance et de leur incompréhension des mythes, consiste à prétendre que Dieu a pour adversaire le Diable, celui-là même qu’en hébreu ils nomment Satan. Or, c’est une étrange aberration ou plutôt une singulière impiété de dire que le grand Dieu, dans son désir de faire quelque bien aux hommes, rencontre un être qui lui fait échec et le réduit à l’impuissance. Le Fils de Dieu serait donc vaincu par le Diable ? Les tourments qu’il endure par lui, ont pour but de nous enseigner [à ce qu’il prétend] à mépriser les épreuves que celui-ci nous infligera à notre tour : il annonce, en effet, que Satan viendra sur la terre, qu’il y accomplira de grands prodiges, cherchant ainsi à s’approprier la gloire de Dieu; mais que c’est un séducteur, aux prestiges duquel il faut se garder de mordre, et qu’il ne faut n’ajouter foi qu’en lui seul. Ce sont là manifestement les Paroles d’un charlatan, qui accumule toutes les précautions contre ceux qui seraient tentés de soutenir des dogmes contraires aux siens et de le supplanter.

76. La notion de Satan est, du reste, empruntée aux vieux mythes mal entendus, relatifs à une guerre divine que relatent les anciennes traditions. Héraclite y fait allusion quand il écrit : « Il faut savoir qu’il y a une guerre universelle, que la discorde remplit la fonction de la justice, et que c’est selon ses lois que toutes choses naissent et périssent. » Bien antérieurement à Héraclite, Phérécyde représente dans un mythe deux armées ennemies, dont l’une a pour chef Cronos, et l’autre Ophionée ; il narre leurs défis, leurs combats et cette convention intervenue que celui des deux partis qui serait jeté dans l’Océan s’avouerait vaincu, et que celui qui y aurait précipité l’autre posséderait le ciel pour prix de sa victoire. Les histoires de la guerre des Titans et des Géants contre les Dieux, celles que racontent les Égyptiens au sujet de Typhon, d’Horus et d’Osiris, appartiennent au même cycle de mythes. Voilà ce qu’ils ont trouvé chez nous et mal assimilé : car c’est toute autre chose que leurs imaginations sur le Diable, qui fait figure, à proprement parler, d’un autre imposteur courant sur les brisées du premier. Homère est dans le même courant d’idées que Phérécyde et Héraclite et les chantres de la guerre des Titans, lorsqu’il met ces paroles dans la bouche d’Héphaïstos, à l’adresse d’Héra : « Jadis, lorsque je m’élançai pour te défendre, il me saisit par le pied et me précipita du seuil divin » ; et celles-ci dans la bouche de Zeus à la même Héra : « Ne te souvient-il plus du jour où, lancée dans les airs, une enclume à chaque pied, les mains enchaînées dans des liens d’or inextricables, ton corps était suspendu au milieu de l’éther et des nuées ? Les divinités du vaste Olympe s’indignaient, mais, rassemblées autour de toi, elles ne pouvaient rien pour te délivrer. Qui s’y hasardait, je l’arrachais du seuil divin et le précipitais sur la terre où il tombait demi-mort. » Ces paroles de Zeus à Héra doivent s’interpréter dans le sens de paroles divines adressées à la matière. Elles signifient qu’ayant trouvé à l’origine la matière à l’état de chaos, Dieu l’ordonna et l’enchaîna dans les liens de l’harmonie; et que, afin de châtier les démons qui rôdaient autour d’elle dans le dessein de déranger son œuvre, il les précipita dans les abîmes d’ici-bas. C’est en donnant ce sens aux vers d’Homère que Phérécyde a pu dire : « Au-dessous de cette région, est la région du Tartare. Les Harpies et la Tempête, filles de Borée, sont commises à sa garde, et c’est là que Zeus relègue ceux des dieux qui l’ont outragé. » Les mêmes idées sont figurées sur le péplum d’Athéna, qu’on expose aux yeux du public lors de la procession des Panathénées. Ce qu’on y voit représenté apprend à tous qu’une divinité sans mère, et vierge, triomphe de l’audace du Fils de la terre. Mais enseigner que le Fils de Dieu est tourmenté par le Diable, pour nous apprendre par sa patience à supporter avec courage les épreuves que celui-ci nous inflige, voilà bien le comble du ridicule. Il fallait, ce me semble, châtier le Diable, et non terroriser les humains en les menaçant de ses entreprises.

77. Pour ce qui est de l’origine du nom de Fils de Dieu, il faut le rechercher dans ce fait que les Anciens ont appelé fils ou enfant de Dieu le monde sorti de ses mains.

78. Rien de plus puéril que leur cosmogonie, leur récit de la création de l’homme à l’image de Dieu, leur paradis planté par la main de Dieu ; rien ne tombe moins sous le sens que le changement de la condition du premier homme par suite du péché originel, et son expulsion du Jardin des Délices. Ce ne sont là que divagations, ou si l’on préfère, de divertissantes petites histoires. C’est d’un ton autrement sérieux et avec une autre profondeur que les anciens sages de la Grèce ont parlé de la formation du monde et des hommes. Moïse et les prophètes, auteurs de leurs écritures, dans l’ignorance où ils étaient de la nature du monde et de celle de l’homme, ont fabriqué là-dessus des contes à dormir debout : [Le monde créé en six jours ! comme si l’on pouvait concevoir des jours antérieurs à l’apparition du soleil et de la lumière ? Et quelle signification accorder à ces mots : « Que la lumière soit », que plusieurs interprètent comme formulant un souhait ou une demande ?] L’ouvrier du monde [le démiurge] a-t-il donc emprunté la lumière d’en haut comme quand nous allumons notre flambeau à celui d’un voisin ? Si le démiurge était un dieu maudit, ennemi du grand Dieu, et s’il faisait le monde en dépit de celui-ci, comment le grand Dieu a-t-il pu consentir à lui prêter la lumière ?

79. Je ne veux pas examiner ici la question de l’origine et de la fin du monde, rechercher si le monde est incréé et éternel, ou s’il ne doit pas périr quoiqu’il ait eu un commencement, ou s’il doit finir bien qu’il n’ait pas commencé. [Mais il est déraisonnable d’introduire, comme ils le font, l’esprit du grand Dieu dans le monde ? Comment admettre que le grand Dieu commence par prêter son esprit au démiurge, puisque celui-ci en abuse tant et si bien que le Dieu souverain le lui reprend ?] Quel Dieu donne pour reprendre ? On ne reprend que ce dont on a besoin : or, Dieu n’a besoin de rien. Mais, peut-être, ignorait-il qu’il donnait son esprit à un être qui en abuserait ? Du moins comment laisse-t-il ce démiurge pervers s’insurger contre lui? Pourquoi envoie-t-il en sous-main détruire les ouvrages du démiurge ? Pourquoi agit-il subrepticement pour le ruiner, subornant et séduisant ceux qu’il peut ? Pourquoi cherche-t-il à gagner ceux que le démiurge a condamnés et maudits, comme vous dites, et les enlève-t-il comme un voleur d’esclaves ? Pourquoi leur apprend-il à se soustraire à leur maître ? à fuir leur père ? Pourquoi les adopte-t-il lui-même sans l’assentiment de leur père ? Pourquoi se donne-t-il lui-même comme le père d’enfants qui appartiennent à un autre ? Voilà, certes, un dieu bien digne de respect, qui souhaite d’avoir pour fils des pécheurs qu’un autre a condamnés, des proscrits, ou, suivant leur propre expression, des excréments de la terre ; et qui n’est pas seulement capable de punir et de remettre à l’ordre son envoyé qui lui désobéit.

80. Si l’on soutient que c’est le Dieu suprême qui a créé le monde, comment peut-on justifier la présence du mal ? Comment est-il impuissant à exhorter et à persuader ? Comment le voit-on se repentir en raison de l’ingratitude et de la perversité de ses créatures? Pourquoi accuse-t-il et maudit-il ce qu’il a fait ? Comment peut-il menacer ses propres enfants de les détruire ? Ou bien, s’il ne les détruit pas, où donc peut-il transplanter hors de ce monde l’homme qu’il a fait ? [Je n’invente rien : tout cela est exprimé explicitement dans leurs livres ou peut en être déduit.]

81. Ce qui est plus puéril encore, c’est de partager la formation du monde en plusieurs jours, avant même qu’il y eût des jours : car comment pouvait-il y avoir des jours avant que le ciel ne fut fait, la terre formée et le soleil en révolution ? Et comment peu-on se représenter le premier et grand Dieu [en admettant qu’il soit l’auteur du monde] disant, en manière de commandement : « Que ceci soit fait, » et ensuite : « Que telle ou telle autre chose soit, » et travaillant un jour à un ouvrage, le lendemain à un autre, et ainsi de même le troisième ; le quatrième, le cinquième et le sixième jour; [achevant sa besogne ce jour-là, puis se reposant le septième], comme un méchant ouvrier qui, fatigué, a besoin de chômer pour se refaire ? Mais il n’est pas permis de dire que le grand Dieu se fatigue, ni qu’il travaille de ses mains, ni même qu’il commande. Dieu n’a ni mains, ni bouche, ni aucune de ces choses que vous lui attribuez. [De même il est faux d’alléguer que l’homme ait été fait à l’image de Dieu :] Dieu n’a pas la forme de l’homme ni d’aucune autre créature sensible. [Comme si ce n’était pas assez, ils attribuent à Dieu explicitement des yeux, des oreilles, des bras, la couleur, la figure, le mouvement.] Or tout vient de Dieu, mais il n’est par lui-même rien que l’on puisse qualifier : il ne peut être appréhendé par la raison, ni exprimé par la parole ; il n’est sujet à aucun changement capable de le déterminer.

82 « Mais alors [objecteront-ils] comment pourrai-je connaître Dieu ? Qui m’enseignera le chemin qui mène à lui ? Comment me manifestez-vous Dieu ? Vous me couvrez les yeux de ténèbres si épaisses que je ne puis plus rien distinguer. » — Il est vrai, ceux qu’on fait passer de l’obscurité à la pleine lumière, ne pouvant soutenir l’état des rayons qui les éblouit et leur fait mal aux yeux, s’imaginent être aveuglés. — Comment donc, encore une fois, espérer connaître Dieu et obtenir de lui le salut ? Dieu étant trop transcendant pour que notre pensée puisse l’atteindre, a dû souffler son propre esprit dans un corps semblable au nôtre, et le faire descendre ici-bas, en sorte que nous puissions recueillir ses paroles, et ses enseignements. — Mais en accordant que le Fils de Dieu soit un esprit envoyé par Dieu dans un corps humain, il n’en résulte pas que le Fils de Dieu dût être immortel, car il ne suit pas de la nature d’un esprit de durer éternellement. [Puisque le Fils de Dieu est mort], il eût été nécessaire [pour qu’il fût éternel] que Dieu lui insufflât l’esprit de nouveau, ce qui prouve que Jésus n’a pu ressusciter avec son corps, car il répugne à Dieu de reprendre l’esprit qu’il a donné, une fois qu’i la été souillé au contact du corps. [Il s’en suit encore moins que le Fils de Dieu dût naître d’une vierge.] Si Dieu voulait, en effet, envoyer ici-bas son propre esprit, qu’avait-il besoin de l’insuffler dans les flancs d’une femme ? Il savait déjà l’art de fabriquer des hommes et pouvait former un corps pour loger son esprit, sans le faire passer par un lieu si plein de souillures. De la sorte, en le faisant descendre tout d’un coup d’en haut, il eût prévenu les objections de l’incrédulité.

83. [Il est vrai qu’il en est parmi eux qui ne disent pas autre chose, et le font venir d’emblée du ciel sur terre, s’épargnant ainsi les difficultés de la conception virginale, de la naissance et des premières années : mais, quand ils ajoutent qu’il n’est pas celui que les prophètes ont prédit, mais un autre plus grand et fils d’un plus grand Dieu, ils prêtent flanc à la critique ;] car comment pourrait-on établir qu’un homme qui a enduré un pareil supplice soit le fils d’un Dieu, si ses souffrances n’avaient pas été prédites ? Au reste, quoi de plus étrange que d’introduire ici deux Dieux, le Dieu Juste et le Dieu Bon, et de leur donner à chacun un fils qu’ils envoient sur la terre, et de mettre aux prises, à défaut des pères, leurs fils, comme des cailles de combat, car les pères, vieux, cassés, radotants, ne se battent plus eux-mêmes et en leur lieu et place laissent faire leurs enfants !]

84. Que si l’esprit de Dieu s’était incarné dans un homme, au moins eut-il fallu que celui-ci excellât entre tous par la taille, la beauté, la force, la majesté, la voix et l’éloquence. Il serait inadmissible que celui qui porte tout particulièrement en soi la vertu divine ne se distinguât pas d’une façon insigne du reste des hommes. Or, Jésus n’avait rien de plus que les autres. Et même, à les en croire, il était petit, laid et sans noblesse.

85. Il y a plus. Si, comme le Zeus de la comédie se réveillant d’un long sommeil, Dieu voulait délivrer le genre humain de ses maux, pourquoi at-il envoyé l’esprit que vous dites dans un seul petit coin du monde ? Il lui fallait l’insuffler en même temps dans un grand nombre de corps et les envoyer çà et là par toute la terre. Le poète comique, pour faire rire son public, montre Zeus à son réveil envoyant Hermès aux Athénieris et aux Lacédémoniens. L’idée d’envoyer le Fils de Dieu aux Juifs n’est-elle pas plus propre encore à exciter la risée. Pourquoi aux seuls Juifs ? Pourquoi à cette nation grossière, misérable, à demi dissoute, alors que tant d’autres peuples se recommandaient comme plus dignes à l’attention de Dieu : les Chaldéens, les Mages, les Égyptiens, les Perses, les Hindous, toutes nations vénérables et vraiment animées de l’esprit de Dieu ?

86. Comment ce Dieu omniscient ignorait-il qu’il envoyait son Fils à des méchants qui allaient commettre un nouveau crime en le condamnant? Qu’allèguent-ils ici en guise de défense ? La secte des Chrétiens qui introduit un second Dieu [différent du Dieu des Juifs] n’a rien à dire. Mais ceux qui confessent le même Dieu profèreront ce grand mot marqué au coin d’une grande profondeur : Il fallait que cela arrivât. Et pourquoi donc ? Parce qu’autrefois la chose avait été prédite. [Eh quoi !] les oracles de la Pythie, de Dodone, de Claros, des Branchides, d’Ammon et tant d’autres, dont les avertissements ont peuplé presque toute la terre de colonies, ne sont d’aucun poids à leur gré, mais quelques paroles plus ou moins authentiques prononcées en Judée, comme il est de coutume que cela se pratique dans le pays et comme on en peut recueillir aujourd’hui encore de la bouche des gens de Phénicie ou de Palestine, passent à leurs yeux pour des merveilles et des vérités indiscutables ! Ces prédicants [de Phénicie et de Palestine] sont de diverses catégories. Beaucoup, obscurs et sans nom, à propos de n’importe quoi, dans les sanctuaires ou en dehors, se mettent à gesticuler comme saisis d’ardeur prophétique ; d’autres, devins ambulants, courent les villes et les camps, offrant le même spectacle. A chacun rien n’est plus aisé de dire, et ils ne s’en font pas faute : « Je suis Dieu, je suis Fils de Dieu, je suis l’esprit de Dieu, je viens, car le monde va finir, et vous, ô hommes ! vous allez périr sous le poids de vos iniquités. Mais je veux vous sauver et vous me reverrez bientôt revenir armé d’une puissance céleste. Bienheureux alors qui m’aura honoré aujourd’hui ! J’enverrai tous les autres au feu éternel, ceux des villes et ceux des campagnes. Ceux qui ne savent pas encore quels supplices les attendent, se repentiront alors et gémiront en vain, tandis que ceux qui auront cru en moi, je les garderai pour l’éternité... » À ces prédictions outrecuidantes, ils mêlent des termes de possédés, confus et absolument incompréhensibles, dont aucune personne raisonnable ne saurait découvrir la signification, tant ils sont obscurs et vides de sens, mais qui permettent au premier imbécile ou au premier imposteur venu de s’en emparer et de se les approprier à loisir. De ces prétendus prophètes, j’en ai entendu plus d’un de mes propres oreilles, et, après les avoir confondus, je les ai amenés à confesser leur point faible, qu’ils débitaient au hasard tout ce qui leur passait par la cervelle.

87. [Quant à ceux qui se réclament des anciennes prophéties, ils seront bien en peine de justifier tout ce qu’elles attribuent à Dieu d’inconvenant.] On ne peut croire, en effet que Dieu puisse faire souffrir ou autoriser le mal. Il n’est pas non plus admissible que Dieu mange de la chair de brebis, boive du fiel ou du vinaigre et autres choses de même espèce ! Du seul fait que les prophètes ont prédit du grand Dieu, pour ne rien dire de plus, qu’il serait esclave, malade ou mourrait, s’ensuit-il nécessairement que Dieu dût subir l’esclavage, la maladie ou la mort, pour la simple raison que cela avait été prédit ? Convenait-il qu’il justifiât sa divinité par sa mort ? Non : c’était aux prophètes à ne rien prédire de semblable, car c’est un mal et une impiété. Il ne faut donc point considérer si une chose a été prédite ou non, mais si elle est digne de Dieu et bonne en soi : car ce qui est mauvais et indigne de Dieu, quand bien même tous les hommes dans un emportement de folie l’auraient prédit, ne doit point être cru de lui. Or, fort simple est la question de savoir si ce qu’on rapporte de Jésus, dans l’hypothèse qu’il fût Dieu, est conforme à la piété.

88 . Une dernière remarque s’impose : à supposer que Jésus, conformément aux prophètes du Dieu des Juifs, fût le Fils de Dieu, comment le Dieu des Juifs leur commande-t-il, par l’organe de Moïse, de rechercher les richesses et la puissance, de se multiplier de façon à remplir la terre, de massacrer leurs ennemis sans épargner les enfants et d’en exterminer toute la race, ce qu’il fait lui-même sous leurs yeux, ainsi que Moïse le raconte ? Comment les menace-t-il, s’ils manquent à ces com mandements, de les traiter en ennemis déclarés ; tandis que son fils, le Nazaréen, formule des préceptes tout opposés : le riche n’aura pas accès auprès de son Père, ni celui qui ambitionné la puissance, ni celui qui affecte la sagesse ou la gloire ; on ne doit pas plus s’inquiéter des besoins et de la subsistance de chaque jour que ne font les corbeaux ; il faut se mettre moins en peine d’un vêtement que le lys ; si on vous donne un coup, il faut se présenter pour en recevoir un second ? Oui donc ment de Moïse ou de Jésus ? Est-ce que le Père, quand il a envoyé son fils, a oublié ce qu’il avait dit en tête-à-tête à Moïse? Est-ce qu’il a changé d’opinion, renié ses propres lois, et chargé son héraut d’en promulguer de toutes contraires ?

89. [On sait, du reste, quelle idée basse et grossière ils se font de Dieu, lui attribuant des organes corporels, lui prêtant des inclinations et des passions purement humaines, incapables qu’ils sont de concevoir ce qui est pur et indivisible par le seul effort de la pensée.]

90. Après leur mort, où espèrent-ils aller ? Sur une terre meilleure que celle-ci. Il est bien vrai que les hommes divins des anciens temps ont parlé d’une vie de félicité réservée aux âmes des Bienheureux. Ce séjour futur, les uns l’appellent les Iles Fortunées, les autres les Champs-Élysées, parce qu’on y sera délivré des maux d’ici-bas. Comme dit Homère : « Les Immortels t’enverront au bout du monde dans les Champs-Élysées, où la vie est délectable. » Platon aussi, qui enseigne l’immortalité de l’âme, appelle le lieu où l’âme est envoyée, une terre, dans ce passage : « La terre est immense et nous n’en habitons que cette petite partie qui s’étend des bords du Phase jusqu’aux colonnes d’Hercule, vivant tout autour de la mer comme des fourmis ou des grenouilles autour d’un marécage. Mais il y a d’autres peuples qui habitent d’autres régions semblables ; sur toute la surface de la terre il y a, en effet, des dépressions, de grandeur et de configuration variées où se rendent les eaux, les nuages et l’air grossier, tandis que la terre en soi est située dans le monde céleste, dans l’éther... Confinés dans quelques replis de la terre, nous croyons en habiter les hauteurs, prenant l’air pour le ciel. » Il n’est pas donné à tout le monde de bien pénétrer la pensée de Platon. Il faut pour cela bien entendre ce qu’il ajoute : « Notre faiblesse et notre pesanteur nous empêchent de nous élever à la cime de l’air ; [si quelqu’un, en effet, arrivait au sommet ou s’il pouvait s’y envoler avec des ailes il verrait alors, en levant la tête, ce qu’il en est de la terre véritable et des choses de là-haut]. Et si sa nature était capable de supporter cette contemplation, il reconnaîtrait que c’est là le ciel véritable, la véritable lumière et la véritable terre. » [Les Chrétiens n’ont pas compris cela : ils ont cru qu’il s’agissait d’une terre semblable à la nôtre, où l’on ne pourrait vivre qu’avec des corps semblables aux nôtres.]

91. [De là leur est venue cette ridicule idée de la résurrection des corps, inspirée également de ce qu’ils ont entendu dire de la métempsycose.] Sur ce point, quand on les a mis au pied du mur et confondus, ils reviennent toujours à la charge, comme si on ne leur avait pas répondu, avec la même question : « [Si notre corps ne ressuscite pas] comment pourrons nous connaître et voir Dieu ? Comment pourrons-nous aller à lui ? » — [Apparemment, ils s’imaginent que Dieu est dans un lieu où on peut l’aller trouver familièrement.] Ils se promettent de voir Dieu avec leurs yeux corporels, d’entendre sa voix avec leurs oreilles charnelles, de le toucher de leurs mains. [Mais, par Zeus, si vous voulez des dieux à forme humaine, des dieux qui se laissent voir clairement et sans illusion, allez donc aux sanctuaires dé Trophonios, d’Amphiaros et de Mopse : là vous pourrez vous satisfaire.] Vous y verrez les dieux [que vous souhaitez], non pas une fois et en passant, comme vous avez vu celui qui a fait de vous ses dupes, mais d’une façon permanente : vous y trouverez des dieux qui sont toujours là pour ceux qui veulent converser avec eux.

92. Ils demanderont encore : « Comment, si Dieu échappe à nos sens, pourrons-nous le connaître, comment [d’une façon générale] peut-on connaître une chose sans le secours des sens ? » Ce n’est guère là le langage d’un homme ni d’un esprit, mais le cri de la chair. Qu’ils écoutent cependant, s’ils sont susceptibles de comprendre, tout vils et tout charnels qu’ils soient. Si, imposant silence à vos sens, vous élevez votre esprit, et que, vous étant arrachés à la chair, vous ouvrez les yeux de l’âme, alors seulement vous verrez Dieu. Mais si vous cherchez un bon guide [pour vous ouvrir la voie de la connaissance du divin], tout d’abord ayez bien soin de fuir les imposteurs et les goëtes, et les introducteurs d’idoles, afin d’éviter cet excès de ridicule qui consiste à blasphémer et à traiter d’idoles les autres dieux, cependant que vous adorez un personnage plus misérable que les idoles, que dis-je, inférieur à toute idole, un pur mort, et que vous lui cherchez un père digne de lui ! Le même charlatanisme de vos merveilleux directeurs vous dicte des formules divines à l’adresse du Lion, de l’Amphibie, du démon à tête d’âne, et de tous ces autres portiers célestes, dont vous apprenez avec tant de peine les noms, pour n’en retirer d’autre profit, ô malheureux ! que celui d’être cruellement maltraités et mis en croix. [Voulez-vous au contraire de bons guides? Adressez-vous aux anciens poètes divinement inspirés, aux sages, aux philosophes et à Platon, le maître le plus capable de vous éclairer en la matière. Il écrit dans son Timée : « Quant à l’univers, que nous appelons ciel ou monde, ou de tout autre nom, il faut d’abord, comme pour toute chose en général, considérer s’il existe de tout temps, sans commencement, ou s’il est né et a un commencement. Le monde est né, car il est visible, tangible et corporel... et tout ce qui naît doit nécessairement, disons-nous, venir de quelque cause.] Mais il est difficile de trouver l’auteur et le père de l’univers, et impossible, après l’avoir trouvé, de le manifester à tout le monde. » Vous voyez comme les hommes divins ont cherché la voie de la vérité, et comment Platon reconnaissait qu’il n’est pas possible à tout le monde de la suivre. Mais, bien que les sages ne l’aient trouvée que pour nous donner une idée qui représentât l’être premier et ineffable, soit en le composant avec toutes les autres choses, soit en l’en séparant, soit par analogie, pour faire concevoir ce qui autrement ne se peut exprimer, si je voulais vous initier à cet enseignement, je serais surpris que vous puissiez me suivre, asservis que vous êtes si complètement à la chair, et n’ayant d’yeux pour ce qui est pur.

Voici cependant : on distingue l’être et le devenir, l’intelligible et le visible. À l’être se rapporte la vérité, au devenir l’erreur. La vérité est objet de science; un mélange de vérité et d’erreur, objet d’opinion. La connaissance est relative à l’intelligible, la vue au visible. L’entendement perçoit l’intelligible, l’œil le visible. Donc, de même que dans la sphère des choses visibles le soleil n’est ni l’œil ni la vue, mais la cause sans laquelle l’œil ne voit pas, la vision ne s’accomplit pas, les objets visibles ne sont pas perçus, nulle chose sensible n’existe, et le soleil lui-même ne peut être contemplé ; pareillement, dans la sphère des choses intelligibles, celui qui n’est ni entendement, ni connaissance, ni science, est cependant la cause qui fait que l’entendement connaît, que l’acte de la connaissance s’effectue et que la science se réalise ; la cause qui fait que tous les êtres intelligibles, la vérité, l’être même, existent, bien que l’être soit lui-même au-dessus de toutes ces choses, étant intelligible par une certaine puissance ineffable. Je parle pour les hommes doués de spiritualité. Quant à vous, s’il vous arrive aussi de comprendre quelque chose, c’est tant mieux pour vous. S’il vous plaît de croire que quelque esprit est venu d’auprès de Dieu pour enseigner la vérité divine, ce sera sans doute celui qui a révélé ces grandes idées, esprit qui remplissait l’âme des sages des temps passés, et qui répandait par leurs bouches tant d’excellentes leçons. Mais si vous ne pouvez atteindre à ces hauteurs, tenez-vous donc cois et muets, dissimulez votre ignorance et ne dites pas que ce sont les clairvoyants qui sont aveugles, ceux qui courent qui sont boiteux, estropiés et boiteux que vous êtes quant à l’âme, et vivants seulement pour le corps, c’est-à-dire pour ce qui, en l’homme, est chose périssable.

93. Si vous aviez si fort envie de faire du neuf, combien il eût mieux valu choisir pour le déifier quelqu’un de ceux qui sont morts virilement et qui sont dignes du mythe divin ! Si vous répugniez à prendre Héraclès, Asclépios ou quelqu’un des anciens héros qui sont déjà honorés d’un culte, vous aviez Orphée, [poète] inspiré, nul ne le conteste, et qui périt de mort violente. Peut-être direz-vous qu’il n’était plus à prendre. Soit ; mais alors vous aviez Anaxarque, qui, jeté un jour dans un mortier, comme on l’y pilait cruellement, moquait son bourreau. « Pilez, pilez, disait-il, l’étui d’Anaxarque ; car, pour lui-même, vous ne le toucherez pas ! », parole pleine d’un esprit divin. Ici encore, dira-t-on, vous avez été prévenus : il y a des physiciens qui l’ont choisi pour maître. Que ne preniez-vous alors Epictète ? Comme son maître lui tordait la jambe, lui calme et souriant : « Vous allez la casser, » disais-t-il ; et la jambe en effet s’étant brisée : « Je vous le disais bien que vous alliez la casser ! »

Qu’est-ce que votre Dieu a dit de pareil au milieu des tourments ? Et la Sibylle, dont plusieurs parmi vous allèguent l’autorité, que ne l’avez-vous prise ? Vous auriez eu de meilleures raisons pour l’appeler fille de Dieu. Vous vous êtes contentés d’introduire à tort et à travers, frauduleusement, nombre de blasphèmes dans ses livres, et vous nous donnez pour dieu un personnage qui a terminé par une mort misérable une vie infâme. Tenez, vous eussiez mieux fait de choisir Jonas, sorti sain et sauf d’un gros poisson ; Daniel, qui échappa aux bêtes, ou tel autre dont vous nous contez des choses plus singulières encore.

94. Voici encore un de leurs préceptes : c’est de ne pas repousser les outrages. « Si on vous frappe sur une joue, tendez encore l’autre. » C’est là une vieille maxime déjà redite et bien mieux dite avant eux : la vulgarité de la forme seule leur appartient. Écoutez plutôt Platon faisant converser ensemble Socrate et Criton : « C’est donc un devoir absolu de n’être jamais injuste ? — Sans doute. — Si c’est un devoir absolu de n’être jamais injuste, c’est donc un devoir de ne l’être jamais, même envers celui qui l’a été à notre égard, quoi qu’en dise le vulgaire ? — C’est tout à fait mon avis. — Mais quoi, est-il permis de faire du mal à quelqu’un, ou ne l’est-il pas ? — Il ne l’est pas, assurément, Socrate. — Mais enfin, rendre le mal pour le mal, cela est-il juste, comme le veut le peuple, ou injuste ? Tout à fait injuste : car faire du mal ou être injuste c’est la même chose. Sans doute. Ainsi donc c’est une obligation sacrée de ne jamais rendre injustice pour injustice, ni mal pour mal. » Ainsi parle Platon, et il ajoute encore : « Réfléchis donc bien, et vois si tu es réellement d’accord avec moi, et si nous pouvons établir, en partant de ce principe, que, dans aucune circonstance, il n’est jamais permis d’être injuste, ni de rendre injustice pour injustice, ni mal pour mal ; ou bien, si tu penses autrement, interromps la discussion dès son principe, car, pour moi, je pense encore aujourd’hui comme autrefois. » Telles étaient les maximes de Platon, et les hommes divins qui vivaient avant lui n’en avaient point de différentes.

95. Mais en voilà assez sur ce point et sur les autres semblables où ils se sont montrés plagiaires maladroits. Qui voudra voir la chose plus à fond le pourra faire aisément.

Livre quatrième — Conflit du Christianisme et de l’Empire : tentative de conciliation

97. Venons-en à un autre sujet.

Ils ne peuvent souffrir la vue des temples, des autels ni des statues. Ils ont cela de commun avec les Scythes, les nomades de la Libye, les Sères qui n’ont pas de Dieu, et les autres nations les plus impies et les plus sauvages. Les Perses partagent le même sentiment, comme Hérodote le révèle dans ce passage de son histoire : « Je sais de bonne source que chez les Perses les lois ne permettent pas d’élever des autels, des temples, des statues : on taxe de folie ceux qui en érigent. C’est apparemment qu’ils pensent qu’on ne saurait attribuer aux dieux une origine ni une forme humaine, comme font les Grecs. » A ce sujet, Héraclite écrit quelque part : « Adresser des prières à des images sans savoir ce que sont les dieux et les héros, autant vaut parler à des pierres. » Qu’enseignent-ils là-dessus de plus sage que ce que déclare Héraclite ? Celui-ci laisse entendre en somme qu’il est absurde d’adresser des prières à des statues, à moins de savoir ce que sont les dieux et les héros. Telle est sa pensée. Mais eux, ils réprouvent absolument toute image. Est-ce parce que de la pierre, du bois, de l’airain ou de l’or mis en œuvre par le premier venu ne saurait être un Dieu ? La belle découverte en vérité ! Qui donc, à moins d’être plus que simple, peut croire que ce sont là des dieux et non des objets consacrés aux dieux ou des images qui les représentent ? S’ils entendent qu’on ne peut admettre les images divines, parce que Dieu, comme le pensent les Perses, n’a pas la forme humaine, ils se contredisent fort étourdiment, eux qui déclarent, par ailleurs, que Dieu a fait l’homme à sa propre ressemblance et lui à donné une forme semblable à la sienne.

98. Il leur arrive en vérité de concéder que les statues sont élevées en l’honneur de certains êtres qui leur ressemblent plus ou moins ; mais, disent-ils, ces êtres à qui on les consacre ne sont pas des dieux, ce sont des démons; or, celui qui adore Dieu ne doit pas rendre un culte aux démons.

Tout d’abord je leur demanderai pourquoi il serait interdit d’honorer des démons ? Est-ce que toutes choses ne sont pas gouvernées conformément à la volonté de Dieu ? Est-ce que toute Providence ne relève pas de lui ? Est-ce que tout ce qui se fait dans le monde, soit par un Dieu, soit par des anges, soit par d’autres démons ou héros, n’est pas réglé par les lois du Dieu souverain ? N’est-ce pas lui qui a promu pour chaque fonction particulière un de ces êtres qu’il a choisi et revêtu de la puissance correspondante ? N’est-il donc pas juste que celui qui adore Dieu vénère aussi les êtres auxquels il a délégué le gouvernement des choses d’ici bas.

99. C’est, répondent-ils, qu’il est impossible de servir deux maîtres à la fois. — Parole de factieux qui veulent faire bande à part et se séparer de la société commune. Ceux qui s’expriment de la sorte prêtent à Dieu leurs propres préjugés. Parmi les hommes, en effet, on a quelque droit de dire que celui qui est le serviteur d’un maître ne peut légitimement se faire le serviteur d’un autre ; car le service rendu au second sera au détriment du service rendu au premier. Ainsi, quand on s’est d’abord lié à quelqu’un, on ne peut se donner de nouveau à un autre, et le service rendu à différents héros et démons de ce genre, est condamnable en ce qu’il porte préjudice à l’un d’eux. Mais, pour ce qui regarde Dieu, que ne peut atteindre ni dommage ni affront, il est absurde d’en juger comme des hommes, des héros et des autres démons, et de se faire scrupule de servir plusieurs dieux à la fois. Servir plusieurs dieux à la fois loin de porter ombrage au grand Dieu, c’est au contraire, par cela même qu’on sert quelqu’un des êtres qui relèvent de lui, lui agréer. Car nul n’a droit à des hommages, si Dieu ne lui en a donné le privilège ; et, par conséquent, honorer et adorer tous ceux qui sont à Dieu, ce n’est pas déplaire à Dieu qui les tient tous sous sa dépendance.

Qui donc, parlant de Dieu, déclare qu’il n’y a qu’un seul être à qui soit dû le nom de « Seigneur » est un impie qui divise le royaume de Dieu et introduit la sédition, comme s’il y avait là deux partis opposés, comme si Dieu trouvait en face de soi un rival pour lui tenir tête.

100. Encore si ces gens-là ne servaient qu’un seul Dieu, pourraient-ils peut-être invoquer contre les autres d’assez fortes raisons : mais non ; on les voit honorer d’un culte hyperbolique ce personnage qui a paru récemment dans le monde, et ils ne croient pas manquer à Dieu en se faisant les serviteurs de son ministre. Puis donc qu’en plus de Dieu ils adorent son Fils, il suit que, de leur propre aveu, il faut adorer non seulement Dieu, mais ses ministres pareillement.

101. Et si vous prenez la peine de leur apprendre que celui-ci n’est point particulièrement le Fils de Dieu, mais que tous les hommes ont pour père ce Dieu qu’à vrai dire il faut seul adorer, ils ne l’admettront pas et ils voudront adorer en même temps le chef de leur faction qu’ils ont appelé Fils de Dieu, non pour honorer Dieu avec plus de piété, mais pour grandir hors de mesure leur personnage.

Pour prouver que je ne leur prête aucune idée qui ne leur appartienne, je me servirai de leurs propres paroles. Dans le Dialogue céleste, ils parlent quelque part dans le sens que voici et dans ces termes mêmes : « Si le Fils de Dieu est plus puissant [que son père], et si le Fils de l’homme est en même temps son propre maître, quel autre que le Fils de l’homme commandera au Dieu qui gouverne le monde ? Pourquoi tant de gens sur le bord du puits et pourquoi personne n’y descend-il ? Pourquoi après tant de chemin parcouru manques-tu de cœur ? — Tu te trompes, j’ai du cœur et une épée. » Ne voit-on pas là pleinement le fond de leur pensée ? Ils font du Dieu céleste une personne distincte, père de celui qu’ils s’entendent à adorer, et puis, abrités sous le nom du Grand Dieu, c’est leur chef, le Fils de l’homme, que seul ils adorent, lui attribuant la suprématie et la souveraineté sur le Dieu qui gouverne tout. De là le mot d’ordre qu’il ne faut pas servir deux maîtres, afin que leur faction soit plus serrée autour de leur maître.

102. Leur aversion pour les temples, les statues et les autels est comme la marque et le signe de ralliement, mystérieux et secrets, dont ils ont convenu entre eux. [Leur refus de participer aux cérémonies publiques repose sur la même conception erronée de Dieu. En dépit de la diversité des noms que l’on donne à celui-ci et de la variété des cérémonies par lesquelles on essaye de lui rendre hommage,] Dieu est le Dieu commun de tous les hommes ; il est bon, exempt de besoins, incapable d’envie. Qu’est-ce donc qui empêche ceux qui lui sont le plus dévoués de prendre part aux fêtes publiques, [d’user des viandes consacrées et de participer aux repas en l’honneur des idoles.] Si ces idoles ne sont rien, quel mal y a-t-il à s’asseoir avec tout le monde au festin sacré ? Mais si ce sont des êtres divins, il est hors de doute qu’ils appartiennent aussi à Dieu, qu’il faut croire en eux, leur offrir, conformément aux lois, des sacrifices et des prières pour s’attirer leur bienveillance.

103. Si c’est par respect pour les traditions de leurs pères qu’ils s’abstiennent de la chair de certaines victimes comme celles dont nous parlons, alors ils devraient aussi rigoureusement s’abstenir de celle de tous les animaux, comme Pythagore qui croyait honorer de cette sorte la vie et ses organes. Mais si c’est, comme ils disent, pour ne pas s’asseoir à la table des démons, j’admire leur surprenante sagesse qui les fait s’apercevoir, seulement alors, qu’ils vivent à la table des démons, et n’y prendre garde que lorsqu’ils ont sous les yeux des victimes immolées, comme si le pain qu’ils mangent, le vin qu’ils boivent, les fruits dont ils goûtent, l’eau dont ils s’abreuvent, l’air même qu’ils respirent, toutes ces choses n’étaient pas chacune sous la tutelle de certains démons qui y sont spécialement requis et de qui il leur faut les recevoir ?

[En effet, l’air et la terre sont pleins de démons, ministres et serviteurs du Grand Dieu, chargés de gouverner en son nom la nature entière et la vie de l’homme, capables de servir ou de nuire.] De deux choses l’une alors ou bien il faut renoncer absolument à vivre et ne pas venir au monde ; ou bien, puisque nous avons été mis ici-bas à ces conditions, rendre grâce aux démons chargés de présider aux choses de la terre, leur offrir des prémices et des prières, tant que nous vivons, afin de nous les rendre favorables. En effet, alors qu’un simple satrape, gouverneur, prêteur ou procureur du roi de Perse ou de l’empereur romain, et ceux-là même qui, dans un rang inférieur de la hiérarchie, exercent les moindres offices et les emplois infimes ont la faculté de sévir rigoureusement contre ceux qui ne leur rendent pas hommage, serait-il plausible que [les démons], ces satrapes et ces ministres de l’air et de la terre, soient désarmés contre qui les outrage ?

104. [Les Juifs et les Chrétiens admettent tout comme nous l’existence de ces ministres du Grand Dieu et leur rendent hommage à leur façon. Toute la différence entre eux et nous réside dans les noms que nous leur conférons]. Si on les désigne sous des vocables barbares, il est entendu que ces ministres ont quelque puissance ; les nomme-t-on en grec ou en latin, ils cessent d’en avoir aucune.

105. Regardez-moi [dit à l’appui l’un d’eux] dressé devant une statue de Zeus, d’Apollon ou de quelque autre de vos dieux, lui jeter des injures à la face ou le frapper de mon bâton. On ne le voit pas se venger ! Ne vois-tu pas, pauvre homme, qu’il en est aussi qui, bravant en face ton démon, ne se contentent pas de l’injurier ? On te proscrit de toute l’étendue des terres et des mers, et toi-même, qui es comme une vivante statue consacrée à ton Dieu, on t’entraîne et on t’attache à une croix ! Le démon, ou, comme tu dis, le Fils de Dieu s’en venge-t-il plus pour cela !

Toi, tu railles et tu insultes les statues de ces dieux! mais si tu avais outragé Dionysos ou même Héraclès face à face, tu ne t’en serais sans doute pas tiré à si bon compte ! Quant à ton Dieu, on l’a saisi en personne, on l’a étendu sur la croix, torturé et jamais ses justiciers n’en ont éprouvé le moindre dommage. Et, réciproquement, depuis ce jour-là, au cours d’un long laps de temps, vit-on jamais aucune faveur insigne gratifier ceux qui ont pu croire que ce personnage était non un simple magicien, mais le Fils de Dieu ? Que dire de celui qui l’avait envoyé avec ses instructions à porter au monde ? Le messager a été cruellement châtié et a emporté avec lui son message dans le néant, et depuis tant de temps son père n’a pas encore sévi ? Se peut-il qu’un père soit à ce point dénaturé ? Mais, Jésus, dis-tu, voulait ce qui est arrivé, et s’il a subi cet excès d’outrages, c’est que tel était son bon plaisir. Mais de ces dieux que tu insultes, je pourrais aussi dire la même chose, et que c’est pour cette raison qu’ils supportent les blasphèmes. Car il ne faut pas voir de différence là où il n’y en a pas. Et encore, nos dieux savent-ils au moins punir durement leurs blasphémateurs, les réduisant à fuir, à se cacher, et à périr s’ils sont pris.

106. Qu’est-il besoin, au surplus, de rappeler, au sujet de ces dieux, tous les oracles rendus par les prophètes, par les prophétesses et tant d’autres personnages, hommes ou femmes divinement inspirés ? Combien de paroles merveilleuses sorties du fond du sanctuaire ? Que de choses les immolations et les sacrifices n’ont-ils pas révélées à ceux qui y eurent recours ? Combien ont été découvertes par d’autres signes miraculeux ? Combien de personnes sont encore favorisées d’apparitions qui les éclairent ! Il n’est pas de vie d’homme où cela ne se rencontre. Que de cités relevées, que de cités délivrées de la peste ou de la famine, grâce aux oracles ! Combien, qui les ont méprisés ou négligés, ont péri misérablement ! Par la voix des oracles que de colonies ont été fondées, et, pour leur avoir obéi, sont devenues florissantes ! Combien de princes, combien de particuliers ont vu leur situation s’améliorer ou empirer suivant le cas qu’ils en ont fait ! Que de personnes, désolées de n’avoir pas d’enfants, ont vu par eux leurs vœux comblés ! Combien ont pu échapper à la colère des démons ! Que de paralytiques guéris ! Et, inversement, combien, pour avoir violé le respect dû aux sanctuaires, ont été sur le champ punis ! Les uns ont été frappés sur l’heure de démence ; les autres ont avoué eux-mêmes leurs propres crimes ; ceux-ci se sont tués de leurs mains ; ceux-là ont été saisis de maladies incurables. Parfois même on en a vus qu’a foudroyés une voix redoutable partie du fond du sanctuaire.

107. Comme toi, mon bon ami, qui crois aux châtiments éternels, les exégètes, les télestes et les mystagogues de nos mystères y ajoutent foi tout pareillement. De la même manière que tu en menaces les autres, eux aussi t’en menacent. La question est de savoir qui d’entre vous a raison, c’est-à-dire a la vérité de son côté. Car, pour ce qui est de vos discours, toi et les autres, vous revendiquez également le droit de parler comme vous le faites. Mais s’il faut en venir aux preuves, ceux-ci en produisent un grand nombre et de l’espèce la plus convaincante qu’ils tirent des prodiges accomplis par divers démons et des réponses de toute sorte d’oracles.

108. [Il est vrai qu’aucun d’entre eux ne s’est avisé de déclarer que l’homme, une fois mort, renaîtra tout entier de ses cendres. Mais quoi de plus absurde que votre dogme de la résurrection ?] Vous espérez et désirez que votre corps ressuscite lui-même tel qu’il est, comme si vous n’aviez rien de meilleur ni de plus précieux : et ensuite vous l’exposez de gaieté de cœur aux supplices comme une chose vile ! Mais des hommes, entêtés de pareilles idées et aussi asservis à leur corps, ne méritent pas qu’on discute avec eux sur ce sujet. Ce sont gens grossiers et impurs qui, contre toute raison, ont la tête tournée par leurs idées sectaires. Quant à ceux qui croient à l’éternité de l’âme ou du principe pensant, de quelque nom qu’ils se plaisent à le nommer, essence spirituelle, esprit intelligent, saint et bienheureux, âme vivante, rejeton céleste et incorruptible d’une nature divine et incorporelle, avec ceux-là on peut, Dieu merci, converser. Ils sont au moins sensés en ce qu’ils croient au bonheur futur de ceux qui auront bien vécu, et au châtiment éternel des méchants : c’est un dogme que ni eux ni personne ne doit jamais abandonner.

109. Mais, puisque les hommes sont nés avec un corps, soit que l’économie universelle l’exigeât ainsi, soit en expiation de leurs fautes, soit à cause des passions qui chargent l’âme et l’appesantissent ici-bas jusqu’à ce qu’elle se soit purifiée au cours de diverses évolutions fixées d’avance [car il est nécessaire, suivant Empédocle, que, pendant trois fois dix mille ans, l’âme, changeant de forme avec le temps, erre loin du séjour des Bienheureux], il y a lieu de croire que les hommes sont sous la garde de certains êtres supérieurs chargés du soin de cette prison.

110. De deux choses l’une dès lors : refusent-ils de suivre les cérémonies publiques et de rendre hommage à ceux qui y président ; alors qu’ils renoncent à prendre la robe virile, à se marier, à devenir pères, à remplir les fonctions de la vie ; qu’ils s’en aillent tous ensemble, loin d’ici, sans laisser le moindre rejeton et que la terre soit purgée de cette engeance. Mais, s’ils veulent se marier, avoir des enfants, manger des fruits de la terre, participer aux choses de la vie, à ses biens comme à ses maux, il faut qu’ils rendent à ceux qui sont chargés de tout administrer les honneurs qui leur sont dus. Il faut qu’ils s’acquittent de tous les devoirs de la vie, jusqu’à ce qu’ils soient délivrés des liens qui les y attachent : autrement, ils paraîtraient singulièrement ingrats envers ces êtres supérieurs, car il est injuste de participer aux biens dont ils disposent, et de ne leur rendre aucun hommage en retour.

111. Tout ici-bas, jusqu’aux plus petites choses, a été confié aux mains de quelque puissance. Les croyances des Égyptiens nous en font foi. D’après eux, trente-six démons ou dieux de l’air on en compte quelquefois davantage encore se sont partagés le corps de l’homme en trente-six parties. Chacun d’eux a été désigné pour veiller sur une de ces parties. Ils savent les noms de ces dieux dans la langue du pays. Ce sont : Chnoumen, Chachoumen, Cnath, Sicath, Biou, Erou, Erebiou, Rhamanor, Reianoor et les autres, qui portent des noms égyptiens. C’est en invoquant ces dieux qu’ils guérissent les maladies de chacune des parties du corps. Qu’est-ce donc qui empêche de rendre un léger hommage à ces dieux et aux autres, si on préfère la santé à la maladie, une vie heureuse à une vie misérable, si l’on souhaite d’être à l’abri des incarcérations et des supplices autant que ce peut faire ?

112. [Il importe toutefois de ne rien exagérer.] Il faut prendre garde, en se livrant à ces pratiques, de s’en éprendre à l’excès, de s’absorber dans la préoccupation de son corps en négligeant ou en faisant table rase de soins plus relevés. Sur ce point, il convient peut-être d’ajouter foi aux sages qui nous disent que la plupart des démons se complaisent dans les choses périssables, sont avides du sang et du fumet des sacrifices, s’attachent aux concerts et aux plaisirs semblables, sans être capables de rien de meilleur que de guérir les corps, de prédire l’avenir aux hommes et aux cités, sans rien savoir ni pouvoir faire qui dépasse les limites de la vie mortelle. Il faut honorer ces êtres parce que cela est utile. Mais le mieux est encore de croire que les démons ne manquent de rien, n’ont besoin de rien, mais qu’ils se réjouissent des sentiments qu’on leur témoigne.

113. [Tenons-nous en à ce principe :] jamais, en aucune façon, il ne faut abandonner Dieu, ni le jour ni la nuit, ni en public, ni en particulier. Nous devons continuellement, et dans nos paroles et dans nos actions, et même quand nous ne parlons ni n’agissons, tenir notre âme tendue vers Dieu. Cela posé, quel mal y a-t-il à chercher à nous attirer la bienveillance de ceux qui ont reçu de Dieu leur pouvoir, et, en particulier, celle des rois et des puissants de la terre ? Ce n’est pas, en effet, sans l’intervention de la volonté divine qu’ils ont été promus au rang qu’ils occupent.

114. Ah ! sans doute, s’il s’agissait d’obliger un homme pieux à commettre quelque action impie ou à prononcer quelque parole honteuse, il aurait raison d’endurer mille tortures plutôt que de le faire; mais ce n’est pas le cas, quand on vous commande de célébrer le Soleil ou de chanter un bel hymne en l’honneur d’Athéna. Ce sont là des formes de la piété, et il ne saurait y avoir trop de piété. Vous admettez les anges ; pourquoi n’admettez-vous pas les démons ou dieux subalternes ? Si les idoles ne sont rien, quel mal y a-t-il à prendre part aux fêtes publiques ? S’il y a des démons, ministres du Dieu tout puissant, ne faut-il pas que les hommes pieux leur rendent hommage ? Vous paraîtrez en effet d’autant plus honorer le Grand Dieu que vous aurez mieux glorifié ces divinités secondaires. En s’appliquant ainsi à toutes choses, la piété gagne en perfection.

115. Supposez même qu’on vous ordonne de jurer par le chef de l’Empire. Il n’y a encore rien de mal à le faire. Car, c’est entre ses mains qu’ont été remises les choses de la terre et c’est de lui que vous recevez tous les bienfaits de l’existence. Il convient de s’en tenir à l’antique parole : Il faut un seul roi, celui à qui le fils de l’artificieux Saturne a confié le sceptre.

Si vous cherchez à ébranler ce principe, le prince vous punira, et il aura raison ; car si tous les autres faisaient comme vous, rien n’empêcherait que l’Empereur demeurât seul et abandonné et que le monde ne devînt la proie des barbares les plus sauvages et les plus grossiers. Il n’y aurait bientôt plus trace de votre belle religion, et c’en serait fait de la gloire de la vraie sagesse parmi les hommes.

116. Vous ne vous attendez pas, je suppose, à ce que les Romains délaissent, pour embrasser votre foi, leurs traditions religieuses et civiles, et invoquent votre Dieu, le Très-Haut ou de quelque nom que vous l’appeliez, afin qu’il descende du Ciel et combatte pour eux, en sorte qu’ils n’aient besoin d’aucun autre secours. Car ce même Dieu, à vous entendre, avait autrefois promis les mêmes choses et de plus magnifiques encore à ses fidèles. Or vous voyez quels services il a rendus aux Juifs et à vous-mêmes Ceux-là, au lieu de l’empire du monde ; n’ont même plus une motte de terre ni un foyer. Et, quant à vous, s’il reste encore quelques Chrétiens errants et cachés, on les cherche pour leur faire subir la peine capitale.

117. Il n’est pas tolérable de vous entendre dire : « Si les empereurs qui règnent aujourd’hui, après s’être laissés persuader par nous, couraient à leur perte, nous séduirions encore leurs vainqueurs. Si ceux-ci tombaient de la même manière, nous nous ferions encore écouter de leurs successeurs, jusqu’à ce que tous ceux qui nous auraient crus fussent exterminés de pareille façon par les ennemis. » — Sans doute, c’est ce qui ne manquerait pas d’arriver, à moins qu’un pouvoir plus éclairé et plus prévoyant ne vous détruise tous de fond en comble avant que de périr lui-même par vous. S’il était possible que tous les peuples qui habitent l’Europe, l’Asie, l’Afrique, tant Grecs que Barbares, jusqu’aux extrémités du monde, fussent unis par la communauté d’une même foi, peut-être une tentative du genre de la vôtre aurait-elle chance de réussite ; mais cela est pure chimère, étant donnée la diversité des populations et de leurs coutumes. Qui se met pareil dessein en tête témoigne par cela même qu’il est aveugle.

Soutenez l’empereur de toutes vos forces, partagez avec lui la défense du droit ; combattez pour lui, si les circonstances l’exigent ; aidez-le dans le commandement de ses armées. Pour cela, cessez de vous dérober aux devoirs civils et au service militaire ; prenez votre part des fonctions publiques, s’il le faut, pour le salut des lois et la cause de la piété.