Ernest Hello, L’Homme (1872), éd. Victor Palmé, 1872, p. 57-67.


Ernest Hello 2.jpg

Dites dans un salon que tel homme célèbre est un homme médiocre, on s’étonnera ; on dira que vous êtes paradoxal. C’est qu’on ne sait pas ce que c’est que l’homme médiocre.

L’homme médiocre est-il sot, stupide, imbécile ? Pas le moins du monde. L’imbécile est à une extrémité du monde, l’homme de génie est à l’autre. L’homme médiocre est mitoyen. Je ne dis pas qu’il occupe le centre du monde intellectuel, cela serait tout autre chose ; il en occupe le milieu.

L’homme médiocre est-il donc celui qu’on appelle en philosophie, en politique, en littérature, un juste milieu ? Appartient-il nécessairement et certainement à cette opinion-là ?

Non pas encore.

Celui qui est juste-milieu le sait : il a l’intention de l’être. L’homme médiocre est juste-milieu sans le savoir. Il l’est par nature, et non par opinion ; par caractère, et non par accident. Qu’il soit violent, emporté, extrême ; qu’il s’éloigne autant que possible des opinions du juste-milieu, il sera médiocre. Il y aura de la médiocrité dans sa violence.

Le trait caractéristique, absolument caractéristique de l’homme médiocre, c’est sa déférence pour l’opinion publique. Il ne parle jamais, il répète toujours. Il juge un homme sur son âge, sa position, son succès, sa fortune. Il a le plus profond respect pour ceux qui sont connus, n’importe à quel titre, pour ceux qui ont beaucoup imprimé. Il ferait la cour à son plus cruel ennemi, si cet ennemi devenait célèbre ; mais il ferait peu de cas de son meilleur ami, si personne ne lui en faisait l’éloge. Il ne conçoit pas qu’un homme encore obscur, un homme pauvre, qu’on coudoie, qu’on traite sans façon, qu’on tutoie, puisse être un homme de génie.

Fussiez-vous le plus grand des hommes, il croira, s’il vous a connu enfant, vous faire trop d’honneur en vous comparant à Marmontel. Il n’osera prendre l’initiative de rien. Ses admirations sont prudentes, ses enthousiasmes sont officiels. Il méprise ceux qui sont jeunes. Seulement, quand votre grandeur sera reconnue, il s’écriera : Je l’avais bien deviné ! Mais il ne dira jamais, devant l’aurore d’un homme encore ignoré : Voilà la gloire et l’avenir ! Celui qui peut dire à un travailleur inconnu : Mon enfant, tu es un homme de génie ! Celui-là mérite l’immortalité qu’il promet. Comprendre, c’est égaler, a dit Raphaël.

L’homme médiocre peut avoir telle ou telle aptitude spéciale : il peut avoir du talent. Mais l’intuition lui est interdite. Il n’a pas la seconde vue ; il ne l’aura jamais. Il peut apprendre : il ne peut pas deviner. Il admet quelquefois une idée, mais il ne la suit pas dans ses diverses applications ; et si vous la lui présentez, en termes différents, il ne la reconnaît plus : il la repousse.

Il admet quelquefois un principe; mais si vous arrivez aux conséquences de ce principe, il vous dira que vous exagérez.

Si le mot exagération n’existait pas, l’homme médiocre l’inventerait.

L’homme médiocre pense que le christianisme est une précaution utile, dont il serait imprudent de se passer. Néanmoins il le déteste intérieurement ; quelquefois aussi, il a pour lui un certain respect de convention, le même respect qu’il a pour les livres en vogue. Mais il a horreur du catholicisme : il le trouve exagéré : il aime bien mieux le protestantisme, qu’il croit modéré. Il est ami de tous les principes et de tous leurs contraires.

L’homme médiocre peut avoir de l’estime pour les gens vertueux et pour les hommes de talent.

Il a peur et horreur des saints et des hommes de génie ; il les trouve exagérés.

Il demande à quoi servent les ordres religieux, surtout les ordres contemplatifs. Il admet les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, parce que leur action se fait, au moins partiellement, dans le monde visible. Mais les carmélites, dit-il, à quoi bon ?

Si l’homme naturellement médiocre devient sérieusement chrétien, il cesse absolument d’être médiocre. Il peut ne pas devenir un homme supérieur, mais il est arraché à la médiocrité par la main qui tient le glaive. L’homme qui aime n’est jamais médiocre.

L’homme vraiment médiocre admire un peu toutes choses ; il n’admire rien avec chaleur. Si vous lui présentez ses propres pensées, ses propres sentiments rendus avec un certain enthousiasme, il sera mécontent. Il répétera que vous exagérez ; il aimera mieux ses ennemis s’ils sont froids, que ses amis s’ils sont chauds. Ce qu’il déteste par-dessus tout, c’est la chaleur.

L’homme médiocre n’a qu’une passion, c’est la haine du beau. Peut-être répétera-t-il souvent une vérité banale sur un ton banal. Exprimez la même vérité avec splendeur, il vous maudira ; car il aura rencontré le beau, son ennemi personnel.

L’homme médiocre aime les écrivains qui ne disent ni oui ni non sur aucune question, qui n’affirment rien, lui ménagent toutes les opinions contradictoires. Il aime à la fois Voltaire, Rousseau et Bossuet. Il veut bien qu’on nie le christianisme, mais qu’on le nie poliment, avec une certaine modération dans les mots. Il a un certain amour pour le rationalisme, et, chose bizarre, pour le jansénisme aussi. Il adore la profession de foi du vicaire savoyard.

Il trouve insolente toute affirmation, parce que toute affirmation exclut la proposition contradictoire. Mais si vous êtes un peu ami et un peu ennemi de toutes choses, il vous trouvera sage et réservé. Il admirera la délicatesse de votre pensée, et dira que vous avez le talent des transitions et des nuances.

Pour échapper au reproche d’intolérance adressé par lui à tout ce qui pense fortement, il faudrait se réfugier dans le doute absolu ; mais encore ne faut-il pas appeler le doute par son nom. II faut lui donner la forme d’une opinion modeste, qui réserve les droits de l’opinion contraire, fait semblant de dire quelque chose et ne dit absolument rien. Il faut ajouter à chaque phrase une périphrase adoucissante : ce semble, si j’ose le dire, s’il est permis de s’exprimer ainsi.

Il reste à l’homme médiocre en activité, en fonction, une inquiétude : c’est la crainte de se compromettre. Aussi il exprime quelques pensées volées à M. de La Palisse, avec la réserve, la timidité, la prudence d’un homme qui craint que ses paroles trop hardies n’ébranlent le monde.

Le premier mot de l’homme médiocre qui juge un livre porte toujours sur un détail, et habituellement sur un détail de style. C’est bien écrit, dit-il, quand le style est coulant, tiède, incolore, timide. C’est mal écrit, dit-il, quand la vie circule dans votre œuvre, quand vous créez votre langue en parlant, quand vous dites vos pensées avec cette verdeur qui est la franchise de l’écrivain. Il aime la littérature impersonnelle ; il déteste les livres qui obligent à réfléchir. Il aime ceux qui ressemblent à tous les autres, ceux qui rentrent dans ses habitudes, qui ne font pas éclater son moule, qui tiennent dans son cadre, ceux qu’on sait par cœur avant de les avoir lus, parce qu’ils sont semblables à tous ceux qu’on lit depuis qu’on sait lire.

L’homme médiocre dit que Jésus-Christ aurait dû se borner à prêcher la charité, et ne pas faire de miracles ; mais il déteste encore plus les miracles des saints, surtout ceux des saints modernes. Si vous lui citez un fait à la fois surnaturel et contemporain, il vous dira que les légendes peuvent faire bon effet dans la vie des saints, mais qu’il faut les y laisser ; et si vous lui faites observer que la puissance de Dieu est la même qu’autrefois, il vous répondra que vous exagérez.

L’homme médiocre dit qu’il y a du bon et du mauvais dans toutes choses, qu’il ne faut pas être absolu dans ses jugements, etc. etc.

Si vous affirmez fortement la vérité, l’homme médiocre dira que vous avez trop de confiance en vous-même. Lui, qui a tant d’orgueil, il ne sait pas ce que c’est que l’orgueil. Il est modeste et orgueilleux, soumis devant Voltaire et révolté contre l’Église. Sa devise, c’est le cri de Job : Hardi contre Dieu seul !

L’homme médiocre, dans sa crainte des choses supérieures, dit qu’il estime avant tout le bon sens ; mais il ne sait pas ce que c’est que le bon sens. Il entend par ce mot-là la négation de tout ce qui est grand.

L’homme médiocre peut très bien avoir cette chose sans valeur qu’on appelle, dans les salons, de l’esprit ; mais il ne peut avoir l’intelligence, qui est la faculté de lire l’idée dans le fait.

L’homme intelligent lève la tête pour admirer et pour adorer ; l’homme médiocre lève la tête pour se moquer : tout ce qui est au-dessus de lui lui paraît ridicule, l’infini lui paraît néant.

L’homme médiocre ne croit pas au diable.

L’homme médiocre regrette que la religion chrétienne ait des dogmes : il voudrait qu’elle enseignât la morale toute seule ; et si vous lui dites que sa morale sort de ses dogmes, comme la conséquence sort du principe, il vous répondra que vous exagérez.

Il confond la fausse modestie, qui est le mensonge officiel des orgueilleux de bas étage, avec l’humilité, qui est la vertu naïve et divine des saints.

Entre cette modestie et l’humilité, voici la différence :

L’homme faussement modeste croit sa raison supérieure à la vérité divine et indépendante d’elle, mais il la croit en même temps inférieure à celle de M. de Voltaire. Il se croit inférieur aux plus plats imbéciles du dix-huitième siècle, mais il se moque de sainte Thérèse.

L’homme humble méprise tous les mensonges, fussent-ils glorifiés par toute la terre, et s’agenouille devant toute vérité.

L’homme médiocre semble habituellement modeste ; il ne peut pas être humble, ou bien il cesse d’être médiocre.

L’homme médiocre adore Cicéron, aveuglément et sans restriction ; il ne l’appelle pas par son nom : il rappelle l’orateur romain. Il cite de temps en temps : ubinam gentium vivimus ?

L’homme médiocre est le plus froid et le plus féroce ennemi de l’homme de génie.

Il lui oppose la force d’inertie, résistance cruelle ; il lui oppose ses habitudes machinales et invincibles, la citadelle de ses vieux préjugés, son indifférence malveillante, son scepticisme méchant, cette haine profonde qui ressemble à de l’impartialité ; il lui oppose l’arme des gens sans cœur, la dureté de la bêtise.

Le génie compte sur l’enthousiasme ; il demande qu’on s’abandonne. L’homme médiocre ne s’abandonne jamais. Il est sans enthousiasme et sans pitié : ces deux choses vont toujours ensemble.

Quand l’homme de génie est découragé et se croit près de mourir, l’homme médiocre le regarde avec satisfaction ; il est bien aise de cette agonie ; il dit : Je l’avais bien deviné, cet homme-là suivait une mauvaise voie , il avait trop de confiance en lui-même. Si l’homme de génie triomphe, l’homme médiocre, plein d’envie et de haine, lui opposera au moins les grands modèles classiques, comme il dit, les gens célèbres du siècle dernier, et tâchera de croire que l’avenir le vengera du présent.

L’homme médiocre est beaucoup plus méchant qu’il ne le croit, et qu’on ne le croit, parce que sa froideur voile sa méchanceté. Il ne s’emporte jamais. Au fond, il voudrait anéantir les races supérieures : il se venge de ne le pouvoir pas, en les taquinant. Il fait de petites infamies, qui, à force d’être petites, n’ont pas l’air d’être infâmes. Il pique avec des épingles, et se réjouit quand le sang coule, tandis que l’assassin a peur, lui, du sang qu’il verse. L’homme médiocre n’a jamais peur. Il se sent appuyé sur la multitude de ceux qui lui ressemblent.

L’homme médiocre est, dans l’ordre littéraire, ce qu’on appelle dans l’ordre social un homme à bonne fortune. Les succès faciles sont pour lui. Oubliant le côté essentiel, et saisissant le côté accidentel de chaque chose, il court après les circonstances ; il est à l’affût des occasions ; et quand il a réussi, il est dix fois plus médiocre encore. Il se juge, comme il juge les autres, sur le succès. Tandis que l’homme supérieur sent sa force intérieurement, et la sent surtout si les autres ne la sentent pas, l’homme médiocre se croirait un sot s’il passait pour tel, et trouve son aplomb dans les compliments qu’on lui fait ; sa médiocrité augmente en raison de son importance.

Mais enfin, me dites-vous, pourquoi et comment réussit-il ?

Assis à votre bureau, en face d’un livre signé d’un nom connu, et que le bruit public désignait à votre attention, ne vous est-il jamais arrivé de le fermer avec une tristesse inquiète et de vous dire: Comment ces pages ont-elles conduit l’auteur à la réputation, au lieu de le condamner à l’oubli ? Et comment tel nom, qui pourrait figurer à côté des grands noms, est-il absolument inconnu aux hommes ? Pourquoi les quelques amis, les rares amis de celui à qui je pense en ce moment murmurent-ils timidement son nom entre eux, n’osant pas le prononcer devant tous, parce qu’il n’a pas eu la sanction de tous ? La gloire a-t-elle des secrets, ou bien a-t-elle des caprices ?

Voici la réponse : la gloire et le succès ne se ressemblent pas ; la gloire a des secrets, le succès a des caprices.

L’homme médiocre ne lutte pas : il peut réussir d’abord ; il échoue toujours ensuite.

L’homme supérieur lutte d’abord et réussit ensuite.

L’homme médiocre réussit parce qu’il suit le courant ; l’homme supérieur triomphe parce qu’il va contre le courant.

Le procédé du succès, c’est de marcher avec les autres ; le procédé de la gloire, c’est de marcher contre les autres.

Tout homme qui fait connaître son nom produit cet effet, parce qu’il est le représentant d’une certaine partie de l’espèce humaine.

Voilà le mot de toutes les énigmes.

Les races supérieures se font représenter par les grands ; les races inférieures se font représenter par les petits.

Les unes et les autres ont leurs députés dans l’assemblée universelle.

Mais les unes donnent à leurs députés le succès, et les autres donnent à leurs députés la gloire.

Ceux qui flattent les préjugés, les habitudes de leurs contemporains, sont poussés et vont au succès : ce sont les hommes de leur temps.

Ceux qui refoulent les préjugés, les habitudes ; ceux qui respirent d’avance l’air du siècle qui les suivra, ceux-là poussent les autres, et vont à la gloire : ce sont les hommes de l’éternité.

Voilà pourquoi le courage, qui est inutile au succès, est la condition absolue de la gloire. Ceux-là sont grands qui s’imposent aux hommes au lieu de les subir ; qui s’imposent, à eux-mêmes au lieu de se subir ; qui étouffent du même effort leurs propres découragements et les résistances extérieures. Ce que nous appelons grandeur, c’est le rayonnement de la souveraineté.

L’homme médiocre qui a du succès répond aux désirs actuels des autres hommes.

L’homme supérieur qui triomphe répond aux pressentiments inconnus de l’humanité.

L’homme médiocre peut montrer aux hommes la partie d’eux-mêmes qu’ils connaissent.

L’homme supérieur révèle aux hommes la partie d’eux- mêmes qu’ils ne connaissent pas.

L’homme supérieur descend au fond de nous plus profondément que nous n’avons l’habitude d’y descendre. Il donne la parole à nos pensées. Il est plus intime avec nous que nous-même.

Il nous irrite et nous réjouit, comme un homme qui nous réveillerait pour aller voir avec lui un lever de soleil. En nous arrachant à nos maisons pour nous entraîner dans ses domaines, il nous inquiète, et nous donne en même temps la paix supérieure.

L’homme médiocre, qui nous laisse là où nous sommes, nous inspire une tranquillité morte qui n’est pas le calme.

L’homme supérieur, incessamment tourmenté, déchiré, par l’opposition de l’idéal et du réel, sent mieux qu’un autre la grandeur humaine, et mieux qu’un autre la misère humaine. Il se sent plus fortement appelé vers la splendeur idéale, qui est notre fin à tous, et plus mortellement endommagé par la vieille déchéance de noire pauvre nature : il nous communique ces deux sentiments qu’il subit. Il allume en nous l’amour de l’être, et éveille en nous sans relâche la conscience de notre néant.

L’homme médiocre ne sent ni la grandeur, ni la misère, ni l’Être, ni le néant. Il n’est ni ravi, ni précipité ; il reste sur l’avant-dernier degré de l’échelle, incapable de monter, trop paresseux pour descendre. Dans ses jugements comme dans ses œuvres, il substitue la convention à la réalité, approuve ce qui trouve place dans son casier, condamne ce qui échappe aux dénominations, aux catégories qu’il connaît, redoute l’étonnement, et n’approchant jamais du mystère terrible de la vie, évite les montagnes et les abîmes à travers lesquels elle promène ses amis.

L’homme de génie est supérieur à ce qu’il exécute. Sa pensée est supérieure à son œuvre.

L’homme médiocre est inférieur à ce qu’il exécute. Son œuvre n’est pas la réalisation d’une pensée : c’est un travail fait d’après certaines règles.

L’homme de génie trouve toujours son œuvre inachevée.

L’homme médiocre est plein de la sienne, plein de lui-même, plein du néant, plein de vide, plein de vanité. Vanité ! Cet odieux personnage est tout entier dans ces deux mots : froideur et vanité !

Source

l-homme-ernest-hello.jpg