Alexandre Douguine cité par Térence Trouvé, « Entretien avec Alexandre Douguine », dans Entretiens avec des Hommes remarquables (2013), éd. Alexipharmaque, 2013 (ISBN 9782917579268), p. 81-89.


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1. Pour commencer, pouvez-vous nous dire où en est selon vous la répartition des forces géopolitiques et spirituelles dans le monde d’aujourd’hui ?

Bien entendu, nous sommes dans une situation catastrophique, et ce depuis longtemps. Nous nous trouvons au bord de l’abime, c’est certain. Au niveau spirituel nous nous trouvons au cœur même du cycle de la Grande Parodie dont parlait René Guénon dans le « Règne de la quantité et les signes des temps ». René Guénon décrit la situation comme l’ouverture de l’œuf du monde par en-bas. Cette phase suit la couverture de même œuf par en-haut. La couverture correspond à la Modernité, l’ouverture par en-bas à la Post-Modernité. Donc la subversion et ses forces ont gagné, cela dit tout sur la situation finale et littéralement apocalyptique que nous vivons actuellement.

Au niveau géopolitique, le même scénario se manifeste dans le processus de la globalisation (mondialisation) et dans la stratégie des USA, qui consiste à créer un monde unipolaire basé sur les paradigmes atlantistes.

Mais la situation finale ouvre des possibilités inouïes pour les derniers défenseurs de la Tradition. Tout se sauve exactement au moment ou tous se perd (En ce sens, le regretté Jean Parvulesco voyait très juste). Je donne à cette orientation paradoxale le nom de « Sujet Radical » qui ne peut se manifester qu’au moment dernier du cycle descendant. L’idée est qu’il y a dans le monde qui change en régressant (comme la Tradition l’explique) quelque chose qui ne change jamais, qui reste toujours le même. Dans le monde paradisiaque cette figure du Sujet Radical reste dissoute dans le mileu cosmique et coïncide avec lui. Dans le monde Moderne elle commence à apparaître d’une manière plus nette, parce qu’elle ne coïncide plus avec le milieu et lui est opposée.

On peut discerner le spectre du Sujet Radical dans les marges de la société et de la culture à partir des Lumières. Nietzsche est son « avatar ». Dans le monde post-moderne les circonstances se préparent pour que cette figure se dresse devant nous, et en nous, d’une manière claire. Le Sujet Radical reste le même quand le monde change totalement. Je crois que c’est autour de cette direction que nous commencerons bientôt à nous ressembler.

Géopolitiquement cela se traduit par le continentalisme européen ou l’eurasisme russe qui s’opposent à l’unipolarité et à la globalisation.


2. Vous indiquez que la Russie n’a pas été infectée par « le virus moderne » de la même façon que l’Occident. Cette modernisation « communiste », sous-tendue par une vision eschatologique, fut-elle une manière détournée de convertir au capitalisme un peuple russe fondamentalement rétif à cette idéologie ou, au contraire, cette religion « communiste » a-t-elle finalement préservé l’âme russe du nihilisme techno-marchand occidental ?

Ces deux hypothèses sont vraies. La période du communisme fut ambivalente, le communisme fut le vecteur de la modernisation et de l’occidentalisation, mais il représentait aussi une forme paradoxale, et cette forme fut en fait la réinterprétation particulière du communisme par l’inconscient collectif russe.

Les traditionalistes (Guénon, Evola etc.) pensaient que le prolétariat était la quatrième caste (celle des “choudras” Indus) tandis que la bourgeoisie était la troisième. Cela s’est avéré faux. Les bourgeois représentent un type social absent dans la société traditionnelle. Les paysans libres étaient la troisième caste dans la société indo-européenne. Le prolétariat de son côté ne représente que les paysans déviés, en misère, délocalisés, transportés en ville pas la force du malheur et des circonstances économiques. La Bourgeoisie se formait quant à elle grâce à cette cohorte de laquais qui entouraient les nobles, par ces abâtardis : les gens de la cité en rupture totale avec leurs racines.

La ville est un grand cimetière des ethnies. Et les bourgeois sont ceux qui en tirent le plus profit, ceux qui trinquent et parasitent sur la mort de ces communautés organiques.

Donc le communisme – non pas dans la théorie, mais dans la pratique – possède une dimension insoupçonnée, celle de l’ethnie. Le prolétariat était au fond un ethno-prolétariat. Il débarque dans les cites plus tard que les bourgeois. C’est pourquoi l’on peut dire qu’il est essentiellement tragique. Il souffre de ce déracinement et le bourgeois s’en réjouit et en profite. En ce sens, le libéralisme et la société marchande sont pires que le communisme. Ce sont les capitalistes qui sont hors des castes Traditionnelles, pas les prolétaires. L’histoire contemporaine le démontre toujours plus clairement : dans le monde en régression, les vainqueurs sont évidemment les pires. Ce sont là des données dont il faut s’imprégner pour comprendre clairement les paradoxes de la période soviétique.


3. Si l’expansion des peuples de l’Âge de Fer les avait toujours conduits de l’est vers l’ouest, un des signes les plus notables de l’imminence de la Parousie serait « le renversement de l’Ouest vers l’Est ». Par le déplacement du pôle de puissance vers la Chine, assiste-t-on aujourd’hui à ce renversement ou seulement à sa parodie ?

Le cas Chinois n’est pas encore très clair. La Chine actuelle est un phénomène complexe. C’est encore une société traditionnelle - ce qui en soi est une bonne chose- mais le pays a déjà commandé à céder aux sirènes de la modernisation. La Chine vit aujourd’hui une phase que nous pourrions décrire comme archéo-moderne. Les sociétés traditionnelles qui subissent la modernisation et l’occidentalisation (l’acculturation) forcées deviennent malades, mais leurs cas n’est pas aussi graves que les sociétés occidentales, qui sont clairement en train d’en mourir.


4. Vous considérez le modèle de l’Etat-Nation comme obsolète. Ne peut-il néanmoins avoir un rôle ou constituer une étape dans la création des grands blocs civilisationnels que vous appelez de vos vœux ? Nous pensons ici à l’exemple du Vénézuela qui, après avoir reconquis sa souveraineté nationale, tente de recréer une zone d’échange plus unifiée avec les autres pays d’Amérique du Sud ?

L’Etat-Nation est une création artificielle Bourgeoise dont le sens consiste en la destruction de la société traditionnelle. Dans ce cas, je suis d’accord avec Ernst Gellner et Benedict Anderson : c’est dans le cadre de la nation que se construit l’identité individuelle du citoyen, identité qui peu à peu se libère de l’écorce nationale et se déclare politiquement souverain dans la société civile et globale. Sans cette phase on ne peut détruire les liens traditionnels des ethnies et des castes. Beaucoup des nations actuelles – et surtout dans le Tiers monde -- ne sont pas des nations véritables, mais des entités postcoloniales avec de fortes trace de communautés traditionnelles et ethniques. On peut utiliser pragmatiquement les nations qui résistent à la globalisation et à l’unipolarité, ce qui ne veut pas dire que le principe de la nation a quelque chose de valable en soi.


5. « L’histoire enseigne qu’un pays capable de dépersonnaliser ainsi les passions jusqu’à les faire objectives, devient lentement, sous le couvert de ce formalisme, le plus dissimulé et le plus redoutable de tous. » Que vous inspire cette sentence de Raymond Abellio ?

À vrai dire je ne comprends pas cette phrase tout comme je ne comprends pas du tout l’œuvre d’Abellio dans son ensemble. Alain de Benoist et le regretté Jean Parvulesco m’ont maintes fois conseillé ses travaux, je les ai trouvé et lu, mais cela me laisse complètement indifférent.


6. Dans Les manuscrits de 1844, Marx décrit l’argent comme un « moyen universel de séparation », une « divinité visible » qui transforme « toutes les pratiques humaines et naturelles en leur contraire ». Dans le même temps, cet entremetteur universel est également principe unificateur en ce qu’il recrée une sociabilité artificielle mais sécurisante dans laquelle les êtres et les choses ont été dépouillés de leur singularité. Séparation et inversion, puissance créatrice trompeuse qui établit un faux paradis, n’avons-nous pas là les fonctions du médiateur déchu, du Diviseur ?

Oui, exactement. Nous devons apprendre à lire Marx vu de droite. L’argent et son ordre sont la manifestation directe de ce que nous autres, traditionalistes, appelons « l’Antéchrist », « le Diable », « le règne de la quantité », « le pôle noir ». L’argent condense en soi la fausseté, le mensonge du monde. Tout ce qui est touché par l’argent est intérieurement subverti. L’argent sépare toujours, il est le principe de la division. Dans ce cas, les communistes qui veulent combattre le capital sont plus sympathiques pour moi que les soi-disant « traditionalistes » qui défendent (inconsciemment ou indirectement) l’ordre bourgeois. La bourgeoisie doit être abattue. Impitoyablement.


7. Dans Aspects du Mythe, Mircea Eliade compare la société sans classes de Marx et la disparition conséquente des tensions historiques au mythe traditionnel de l’Age d’Or. Partagez-vous cette analyse ?

Jusqu’à un certain point. L’élément eschatologique était présent dans le marxisme. Et ce n’est pas un hasard les révolutions prolétaires se sont accomplies dans les sociétés paysannes – Russie, Chine, Vietnam, Corée, Albanie, ou les tendances spirituelles eschatologiques étaient alors très développées. Le futur glorieux inspirant les communistes est en effet la projection de la restauration de l’état primordial.


8. Les travaux du cyclologue et métaphysicien Jean Phaure et du théologien Raoul Auclair mettent en évidence le rôle prédominant de la France, « Graal géographique de la chrétienté », dans le retour de Celui qui doit venir à la fin des Temps. Pensez-vous que ce destin spirituel, cette vocation méta-historique de la Fille ainée de l’Eglise ait expiré ?

Ces mêmes idées furent professées par mon ami Jean Parvulesco, décédé il y a peu. Il m’est difficile de juger les tendances mystiques et eschatologiques du catholicisme Français royaliste. Etant chrétien orthodoxe et vieux croyant, je ne puis donner mon avis quant aux principes eschatologiques du catholicisme. Nous sommes persuadés que le pire vient d’Occident et dans les affaires religieuses, l’Occident est perçu par les Russes comme une création du catholicisme. L’Eglise Russe et la Papauté sont des choses peut être trop différentes pour qu’elles puissent se comprendre mutuellement.


9. Vous affirmez que René Guénon a été profondément incompris, notamment par Frithjof Schuon, et qu’il fut avant tout un brillant sociologue de la postmodernité. Pouvez-vous expliciter ?

Mon idée est de libérer Guénon du contexte New Age, néo-spiritualiste et sectaire qui tend à monopoliser son discours et à le marginaliser. Les théories de Guénon peuvent être lues dans une optique sociologique et parfois postmoderne. Les postmodernistes cherchent à dépasser la modernité, démontrer son échec. Faire cette démonstration nécessite une certaine distance mais, de par leurs racines modernes, ils en sont incapables. Bruno Latour l’a parfaitement démontré dans ses textes sur la “non-modernité”.

La distance de Guénon vis-à-vis de la modernité est maximale. Lui et lui seul, tout en baignant dans la modernité, a su s’en extraire – mieux que tous les autres. La question est de savoir s’il a réussi à rejoindre la Tradition, mais ça n’a pas une importance primordiale selon moi. Le plus important c’est le fait qu’il ait réussi à quitter l’espace de la société moderne en en comprenant ses bases les plus profondes. Comme “sociologue” Guénon nous fait part d’une analyse véritablement inouï du monde qui nous entoure. Son programme critique peut être accepté par des cercles très larges. Tandis qu’une “orthodoxie Guénonienne” restera pour toujours l’apanage des marginaux et des « freaks ».


10. Quel regard portez-vous sur la « Décroissance économique », ce concept théorisé entre autre et de façon brillante par Alain de Benoist dans son dernier ouvrage ?

Alain de Benoist est un penseur contemporain que j’admire sincèrement. C’est d’ailleurs le meilleur. Il a exerce une grande influence sur ma manière de penser et je partage donc son analyse complètement. Le monde moderne est fondé sur la base ontologique de l’économie. Mais quand les peuples réaliseront que le futile est pris pour absolu, alors le mensonge moderne deviendra manifeste. Cela se produit aujourd’hui.

Le principe même de la croissance contredit les lois de la réalité économique, la décroissance parait être la seule solution.

Le mythe de la croissance infinie entretient une illusion, cette illusion de la société marchande qui ne prolifère que par les simulacres. Jusqu’à quel point le spectacle est-il possible ? Je crois que nous entrons dans l’ère post-humaine. Nous avons besoin des cyborgs, d’automates, des clones qui pourraient être susceptibles d’accepter les chimères du capital sans critique ni méfiance.

L’homme est épuisé. Il ne croit plus aux narratifs des “démiurges” (J. Baudrillard), les créateurs des signes vides qui cherchent à cacher l’idée de la décroissance. Il faut donc l’échanger contre quelque chose de plus docile et plus manipulable. C’est dans ce sens que travaille la pensée des ingénieurs du monde global et de l’économie globale. J’ai récemment publié un livre qui traite de ces sujets : “La fin de l’économie”.


11. À quelles conditions serait-il possible qu’orthodoxie et chrétienté romaine surmontent leurs différends et se rassemblent dans une maison commune ?

C’est impossible. Si cela se produit, nous perdrions nos identités respectives. Il faut rester soi-même. Nous les chrétiens orthodoxes, croyons représenter la véritable Chrétienté. Les catholiques pensent, au fond, exactement la même chose, et cela est parfaitement dans l’ordre des choses. Nous pouvons coexister en joignant nos efforts contre l’ennemi commun qui est le Diable, l’atlantisme et le monde moderne. Cela suffit déjà amplement.


12 . Dans la conclusion du manifeste d’Arctogaïa vous dites « Mais une heure viendra où nous les vaincrons. Cette victoire sera la victoire finale et ultime. » Sur quoi repose, Alexandre Douguine, votre certitude de la victoire finale ?

C’est une certitude ontologique et existentielle. La victoire du monde moderne et postmoderne n’est qu’une illusion. C’est quelque chose d’éphémère, il représente en soit l’apogée de l’éphémère, ce qui devient de plus en plus évident. Ceux qui se battent pour le Sujet Radical sont enracinés dans l’éternité. La seule victoire est la victoire qui nous met hors des temps, hors du changement. Et viendra le moment où le temps sera aboli. Je suis sûr que ce moment est très proche. C’est le Retour des Grands Temps dont a parlé le grand et méconnu Jean Parvulesco.